Invitation, par Virginie Bobin

En 2011-2012, les Laboratoires d’Aubervilliers accueillent en résidence Agence, nom générique d’une agence basée à Bruxelles et fondée en 1992 par Kobe Matthys. En tant que Coordinatrice des projets aux Laboratoires d’Aubervilliers, j’ai été chargée d’endosser le rôle de gardienne, c’est-à-dire d’intermédiaire pour les choses présentées par Agence aux Laboratoires d’Aubervilliers. A ce titre, il m’a été demandé d’introduire le processus d’Agence, dont l’occurrence publique Assemblée (Les Laboratoires d’Aubervilliers), se tiendra du 21 au 27 mai 2012 sous la forme d’un «mini-festival» et d’une liste de choses exposée.
En effet, Agence constitue progressivement une liste de choses qui «hésitent entre nature et culture». Ces choses dérivent de controverses ayant trait à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteurs. Les choses rassemblées par Agence (1809 à ce jour) «résistent à la division binaire entre culture et nature, expressions et idées, créations et faits, sujets et objets, humains et non-humains, originalité et banalité, individuels et collectifs, etc», sur laquelle s’appuie le concept de propriété intellectuelle. En provoquant une «hésitation entre le corps et l’esprit», ces choses posent une question a priori surprenante: «Comment le corps peut-il être inclus dans les pratiques artistiques?» En réponse au contexte proposé par Les Laboratoires d’Aubervilliers, Agence présentera ainsi une sélection de choses liées au mouvement, à la danse, à la chorégraphie, mais aussi au cirque et au sport.
Lors d’un «mini-festival» qui se tiendra les 22, 24, 26 et 27 mai 2012, une sélection de choses sera invoquée à l’occasion d’une assemblée: réactivation d’un fragment de danse, d’un numéro de cirque ou de strip-tease burlesque ou encore d’un combat de Viet Vo Dao sujets à controverse, redépliés par différentes personnes concernées par les champs abordés par la chose en question et à laquelle les visiteurs sont conviés à participer. Parmi les choses invoquées aux Laboratoires d’Aubervilliers, la chose 001650 (Gypsy), la chose 001695 (Best of Bercy), la chose 000770 (Zwischen Zirkuskuppel und Manege) ou encore la chose 000955 (chorégraphies de Martha Graham). En parallèle, une trentaine d’autres choses répertoriées au cours de la recherche sera disponible à la consultation sous la forme d’une archive, et je me tiendrai à votre disposition pour en faire l’intermédiaire.
La propriété intellectuelle est conçue pour protéger l’esprit et non le corps. Du point de vue de la propriété intellectuelle, la danse par exemple a longtemps résisté à un droit d’auteur fondé sur l’écriture. La reconnaissance de l’auteur en danse s'appuie le plus souvent sur la nécessité d’une fixation de la danse, pré-requis indispensable à sa protection. La danse s’est ainsi trouvée en conflit avec d’autres pratiques artistiques, qu’il s’agisse de l’écriture et de la musique, lorsqu’au début du XXème siècle l’auteur du motif d’un ballet ou le compositeur bénéficiaient d’un droit d’auteurs au détriment du chorégraphe; ou encore de la photographie et de la vidéo ou du cinéma, posant la question des rapports entre le mouvement, son enregistrement et sa reproduction. Que protège-t-on en danse? Une œuvre dans son ensemble ou un fragment? Un mouvement ou sa traduction par la notation¹? En quoi ces questions imposent-elles un modèle de conception de l’auteur en danse? En quoi l’intégration de la chorégraphie au droit de la propriété intellectuelle dans les années 70 a-t-elle affecté les pratiques chorégraphiques?
«Si l’œuvre est un "bien immatériel", et si, mieux encore, elle est analysée comme une production de la personne, il en résulte logiquement que c’est une personne qui s’incarne dans une œuvre et logiquement encore que cette œuvre doit être protégée sur le même mode que la personne qui lui a donné naissance. En d’autres termes, l’œuvre incarnant l’identité du sujet, n’est donc en quelque sorte, que le sujet lui-même», écrit le philosophe et juriste Bernard Edelman². Or l’approche la plus courante du droit d’auteur introduit une relation hiérarchique entre sujet (l’artiste) et objet (l’œuvre) comme produit inanimé, modelé par la subjectivité de l’artiste. Bien que le droit intègre les notions d’œuvres immatérielles³ ou «in-progress», par exemple, les cadres juridiques produisent un rapport parfois coercitif, tout au moins unilatéral, entre l’auteur et son œuvre: objet passif, propriété de. L’appropriation de l’œuvre par son auteur est soutenue par le droit qui en définit les caractéristiques et la «paternité».
Les choses rassemblées par Agence introduisent des hésitations dans ces relations sujet>objet, esprit>corps. Le terme même de "chose" entend s’émanciper de cette dualité en résistant aux classifications ontologiques utilisées par la propriété intellectuelle. À travers les assemblées, il ne s’agit pas de rejouer ou de rejuger des controverses autour desquelles le droit a tranché, mais de déployer des problèmes en revisitant ces choses, en les prolongeant. Des problèmes à partir desquels spéculer, fabuler, composer d’autres agencements qui proposent une alternative à la distinction encore prédominante entre «nature» (le corps) et «culture» (l’esprit) dans le discours et les pratiques de la danse, du sport, et plus généralement du mouvement.
Alors que le droit d’auteur est devenu le standard pour toute pratique artistique, il s’agit de construire ici d’autres protocoles à partir de la singularité des pratiques, et d’observer la manière dont un changement dans «l’écologie des pratiques»⁴ peut affecter les pratiques elles-mêmes. En proposant lors des assemblées de performer par la parole des choses postulées comme indéterminées, Agence s’approche plus de la palabre⁵ que du droit occidental, et invite ainsi à reconsidérer la définition des problèmes mis en jeu et à penser de nouveaux outils, dans une «hésitation entre le corps et l’esprit». Vous êtes conviés à prendre part à cette hésitation, et je serai heureuse de vous accueillir à Assemblée (Les Laboratoires d’Aubervilliers).


Texte publié dans le Journal des Laboratoires, mai-août 2012

ARF


¹ Voir à ce sujet le texte de Valérie Laure Benabou et Séverine Dusolier, «Du droit d’auteur sur les mouvements, de l’interprétation du droit d’auteur»


² Citation extraite de La propriété littéraire et artistique, B. Edelman, col. «Que sais-je?», 1989, ch.2, §3,


³ Pour un rappel des évolutions récentes du droit d’auteur, lire Judith Ickowicz, «Le droit face à la dématérialisation de l’œuvre d’art, une analyse juridique de l’art contemporain», in Epuiser le travail immatériel dans la performance, édition conjointe du Journal des Laboratoires et du Journal TkH sur la théorie de la performance (#17), octobre 2010, p.57-59. www.leslaboratoires.org/sites/leslaboratoires.org/files/epuiser_le_travail_immateriel_dans_la_performance_0.pdf


⁴ Voir «Introductory notes on an ecology of practices», in Cultural Studies Review, vol. 11, n° 1, 2005 p. 183-196


⁵ Coutume africaine de discussion basée sur l’usage de proverbes ou de fables, notamment utilisée pour régler des contentieux en les considérant comme des problèmes et non des crimes.