Entretien avec Bojana Cvejic par Grégory Castéra

Grégory Castéra  Lors des discussions après les Running Commentaries («commentaires suivis»), il a plusieurs fois été évoqué la parenté entre ce dispositif et celui du commentaire sportif. Outre le fait que la parole soit couplée à un événement, un des traits caractéristiques du commentaire sportif est la modification de la forme de la parole à l'approche d'une victoire ou d'un point marqué. C'est le cas de la montée en intensité et du changement d'intonation lorsque le «but» est crié par le commentateur de football, ou l'accélération de la cadence au fur et à mesure qu'une course de chevaux progresse. La danse ne propose pas ce type d'issue, et ces modifications du cours de la parole sont donc très peu présentes lors des Running Commentaries. D'autres types de commentaires en direct en sont peut-être plus proches, comme par exemple les commentaires en bonus de DVD¹, les reportages en direct, des filatures policières, etc². As-tu étudié ces dispositifs lors de la conception du projet?

Bojana Cvejic  Durant mes premiers essais de commentaires suivis j'ai étudié deux des types de discours susmentionnés: le commentaire du réalisateur et le commentaire sportif. Lors de deux périodes d'expérimentation – avec les étudiants de mon cours théorique à P.A.R.T.S (Performing Arts Research and Training Studios), à Bruxelles, et avec les participants au projet SixMonthsOneLocation au PAF (Performing Arts Forum) de St Erme – la palette des genres s'est élargie pour accueillir quatre nouvelles sortes de commentaires, ce qui nous amène au total à six différents types de discours qui sont les suivants:
    1.«Le commentaire du réalisateur»: vous dévoilez les scènes l'une après l'autre tout en révélant vos intentions, réflexions et idées à chaque instant – tout particulièrement celles qui ne sont pas visibles dans le spectacle –, ainsi que les procédés et techniques utilisés. Vous essayez de faire le lien entre la façon dont vous imaginiez le spectacle et ce qu'il est une fois réalisé, le lien entre l'idée et la réalité. Vous dites également au spectateur ce que vous aimez ou non dans ce que vous voyez. Dans ce rôle, vous devez vous approprier le spectacle comme s'il était vôtre;
    2.«Le point de vue de l'artiste»: vous savez exactement comment chaque mouvement, chaque action a été créé, ce que vous avez à faire et à quel moment, comment utiliser votre corps et quelle direction suivre. Vous parlez principalement au présent, comme pour dévoiler votre état physique et mental tout en donnant la représentation. Votre état sera différent de celui du chorégraphe ou du réalisateur – il s'agit de votre état propre que vous êtes donc seul à connaître, votre but étant de donner aux spectateurs une perspective à laquelle ils n'ont jamais accès. Mais bien entendu, vous n'êtes qu'un usurpateur, vous n'avez jamais réellement joué la représentation, tout n'est qu'invention. Et, bien sûr, vous n'êtes pas obligé de respecter complètement les limites de cette représentation...;
    3. «Le conteur»: vous êtes un conteur. Vous assistez au spectacle comme si c'était la fiction suprême. Vous laissez votre imagination s'exprimer et exploser bien au-delà de la réalité du spectacle auquel vous êtes en train d'assister et pour vous, tout ce qui se passe est ou pourrait être quelque chose d'autre. Vous aurez besoin d'utiliser le langage pour créer des métaphores. Vous pouvez même imposer votre voix en remplaçant celles des acteurs ou en l'insérant dans le corps des danseurs. C'est un véritable détournement de la représentation ! Votre but étant que le spectateur en vienne à fermer les yeux et s'abandonne à votre voix;
    4. «L'interprète»: vous établissez votre propre interprétation du spectacle tout en y assistant. Pour ce faire, vous allez étaler toutes vos connaissances, vos outils, vos concepts, votre imagination et votre analyse. N'hésitez pas à exagérer jusqu'à en devenir ridicule ! Vous pouvez vous contredire, changer d'avis, hésiter, et même ne pas savoir quoi dire. L'essentiel est que vous soyez GRANDE GUEULE, que vous prétendiez tout savoir sur tout ; vous ne vous arrêtez jamais de parler...;
    5. «Mémoire»: vous vous trouvez dans la cabine de l'interprète mais vous ne regardez pas le spectacle projeté pour le public. Vous écoutez juste le son et faites travailler votre mémoire: dans votre commentaire vous essayez de reconstruire et retrouver le spectacle auquel vous aviez précédemment assisté en direct...;
    6. «Commentateur d'un événement sportif en direct»: vous regardez le spectacle comme un événement unique auquel assiste une foule anonyme de téléspectateurs. Devinez quel est le but du jeu, et suivez-en les règles. Essayez d'en anticiper tous les déplacements, tous les changements. Vous devez être passionné, parce que votre objectif est de créer l'excitation chez le spectateur afin d'augmenter l'intérêt de l'évènement. Vous pouvez exagérer dans votre discours, car votre voix sera votre seul outil. Vous devez être dans le jeu mais vous ne pouvez que crier, soupirer, murmurer, siffler, etc. Tentez d'intégrer le jeu et de devenir un joueur invisible. Ce qui vous motive ici c'est l'objectif de gagner le jeu, à part que dans le spectacle il n'y a pas de manière de gagner clairement définie. Vous devez alors le commenter comme si un but quelconque allait être atteint à la fin, sans que personne ne sache lequel...
Tout en pratiquant ces différents genres, je me suis aperçue qu'ils étaient normatifs, ou tout du moins que pour qu'ils puissent amener l'interprète à se détacher de son identité pour devenir autre ils nécessiteraient de la pratique, ou d'être réalisés sur une longue durée en situation réelle avec le public – des conditions impossibles à obtenir. C'est pourquoi j'ai décidé de n'en garder que le principe de sur-identification avec l'évènement qui amène souvent à une exagération passionnée, le point de vue de l'interprète changeant au cours de l'évènement. La plupart des commentateurs opte pour «le commentaire du réalisateur» ou «l'interprète», ou oscille entre les deux. «Conteur» et «Mémoire» sont les deux points de vue que je voudrais plus développer, surtout parce que la création de manière narrative tout en s'éloignant de l'évènement original, nécessite de la pratique, de l'imagination et de l'audace. On peut facilement échouer à capter l'attention du spectateur.

GC  Le dispositif du commentaire en direct couple la parole du commentateur à un événement qu'il suit. L'attention portée à certains éléments de la pièce, tout comme les possibles contextualisations, sont déterminées par l'ordre et la durée des événements. Cette contrainte temporelle pourrait rendre le dispositif des Running Commentaries moins souple pour le commentateur que des situations plus ordinaires où l'œuvre en vient à être oralisée: par exemple les discussions informelles où un spectacle est cité en anecdote, ou les analyses d'œuvres lors de conférences au cours desquelles le locuteur peut à loisir s'arrêter sur un détail, revenir en arrière, etc. Pourtant, la nécessité d'adapter le rythme de sa parole à celui de la pièce permet aussi une construction très spécifique du discours. Les connaissances mobilisées étant déterminées par la forme de leur énonciation, le discours s'organise par ruptures, renvois, glissements et accélérations. Par exemple, pour le commentaire suivi autour des pièces de Daniel Linehan³, Noé Soulier marquait régulièrement des pauses aux durées variables qui avaient pour effet de produire deux temporalités à la captation selon la présence ou l'absence du commentaire. Sur l'autre canal, Elisabeth Lebovici ponctuait sa description de digressions en présentant des cas historiques qui avaient autant pour effet de multiplier les interprétations que de changer l'attention portée à la danse en cours en ne désignant pas directement des éléments présents dans la pièce. Le commentaire en direct peut donc être compris comme le modelage des focales et temporalités de la pièce par son commentaire. Dans un certain sens, les commentateurs « font »  discursivement la pièce. Par l'ajout du commentaire en direct, les «commentaires suivis» permettent-ils de revivre certains effets d'une pièce que la vidéo ne peut restituer?

BC  Certainement, mais ce qui m'intéresse le plus dans ta question c'est la synchronisation de plusieurs temporalités divergentes: la perception, l'affection et la connaissance du spectateur lorsqu'il voit la vidéo ou qu'il assiste à la représentation sur scène – avant d'y avoir assisté accompagnée d'un commentaire suivi, et ces trois mêmes procédés modifiés en fonction de l'articulation du discours du commentateur. Clairement, la traduction en paroles d'un flot de pensées est impossible. J'ai assisté à une expérience dans laquelle des musiciens tentaient de produire un discours au lieu d'une musique, tout en suivant la structure et le rythme exacts de la musique. Certains se sentaient bloqués ou incapables d'adapter leur discours à la vitesse des pensées défilant consciemment et inconsciemment dans leur esprit lorsque le morceau était joué. D'autres voyaient cela comme une performance verbale ponctuée par le rythme de cette musique. J'aimerais transformer cette impossibilité d'associer deux actions en une contrainte qui permettrait un autre type de pensée et de discours. Le défi ici étant de déclencher plus d'émotions et de pensées que ce qui est réduit à une considération, une opinion ou un texte après le spectacle.

GC  La filature proposée par le commentaire suivi demande au commentateur de mobiliser en permanence des ressources pour décrire et commenter. En écoutant le commentaire, le spectateur entend les commentateurs nommer certains aspects d'une danse. Ces commentaires sont nécessairement incomplets car il est impossible de décrire une image en direct sans isoler certains éléments, et que la danse ne peut trouver une traduction complète dans une description orale. Dans ce sens, le commentaire peut difficilement être perçu comme une interprétation idéale de la pièce. Le spectateur compare ce qu'il interprète à partir des images et le commentaire. Cette comparaison peut l'amener à nommer ses interprétations. Aussi, spectateur et commentateur travaillent à nommer ce qu'ils voient. Le spectateur a aussi la possibilité de comparer, et donc de critiquer. Les commentaires suivis constituent-ils un dispositif d'apprentissage, une sorte d'école de critique orale en danse?

BC  Il y a quelques années j'ai observé un changement paradigmatique de la critique vers une notion pragmatique et radicalement empirique de l'expérimentation et de l'invention. L'utilisation de la critique comme mode d'opération principal ne permet pas l'enrichissement du monde qui nous entoure. Si expérimenter signifie produire et inventer, alors cela signifie que la construction va de pair avec l'évolution – l'évolution représentant un changement graduel, non prévu et non planifié. Je considère le commentaire suivi comme un procédé qui peut potentiellement faire évoluer le spectacle. Il a pour objectif de tenter de passer d'une reconnaissance automatique à une reconnaissance attentive en utilisant les concepts développés par Henri Bergson dans Matière et Mémoire. Lorsqu'il se produit, l'artiste voit sa perception s'étendre à ses mouvements et acquiert certains mécanismes moteurs et sensoriels utilisés pour réaliser certains mouvements corporels dans l'espace, des mécanismes qui ont été constitués et accumulés à force de pratique et de répétitions. Quand il assiste à une représentation, le spectateur (l'observateur) n'est pas en mesure d'étendre sa perception à un mouvement. De ce fait, le spectateur en tant qu'observateur fait une « description » de ce qu'il perçoit au lieu de s'en faire une image motrice et sensorielle. Ce qui importe dans la description c'est que ce qui est décrit est perçu comme constant alors que lorsqu'on l'observe, on constate qu'il passe par différents états : l'observateur doit chaque fois repartir de zéro pour identifier des caractéristiques toujours différentes.

GC  On peut considérer que les différentes interprétations d'une œuvre sont autant de versions de cette dernière. La multiplication des interprétations donne une complexité à l'oeuvre, parfois insoupçonnée de l'artiste. Ces interprétations sont rendues possibles grâce aux médiations des oeuvres : présentation dans un théâtre, expositions, publications, discours oraux et écrits, documentation, produits dérivés, et les commentaire suivis pourraient aussi être une de ces médiations. Ces médiations sont le seul moyen pour un spectateur d'accéder à une oeuvre. Il ne peut voir une oeuvre qu'en tant qu'elle est exposée, photographiée, décrite, etc. S'il existe une représentation idéale de l'oeuvre, elle est une fiction produite par (ou pour) le spectateur. Ces médiations déterminent la lecture (nécessairement partielle) d'une oeuvre. Chaque médiation donne accès à une ou plusieurs modalités d'existence de l'oeuvre. C'est à partir de ces modalités d'existence que se fondent l'interprétation et la compréhension du processus de production de l'oeuvre, c'est-à-dire la vie de l'oeuvre. Selon cette approche, l'oeuvre est un réseau complexe et dynamique de modalités d'existence. Quelle valeur accorder à la situation des commentaires suivis par rapport aux oeuvres qui sont décrites? Pourrait-on dire, par exemple, «j'ai vu la pièce», en ayant vu son commentaire suivi? Ou pourrait-on considérer chaque commentaire suivi comme une version commentée de la pièce?

BC  Je préfère adopter une position plus modeste : le commentaire suivi offre plusieurs transmutations du spectacle, qui sont nécessairement différentes du spectacle lui-même. Elles ne peuvent s'y substituer de par le fait que ce sont des versions partiales (à la fois au sens de incomplètes et subjectives) et contingentes. Mais d'un autre côté il n'existe pas de «vérité» de la pièce, pas plus qu'une représentation n'est la seule interprétation de l'œuvre. Lors de mon doctorat j'ai développé une théorie sur la quasi-ontologie de la représentation, où l'œuvre se réalise dans trois plans parallèles divergeant en temporalité, activité et fonction : créer, exécuter et assister à la représentation. Ces trois plans sont des procédés intensifs et des parties différentes de l'œuvre puisqu'elles donnent naissance à des expériences et des concepts incomparables et inéluctablement différents. Ma tâche à travers les Running Commentaries est de développer l'œuvre dans la multiplicité inhérente à ces trois plans. Le discours ne fait pas que la suivre ou la modifier légèrement mais il la produit, tout comme il est produit par elle si on suit une perspective immanentiste. Cela ne doit toutefois pas épargner au commentaire suivi d'être jugé mais les critères doivent être explicitement déterminés; il «échoue» lorsqu'il se réduit à un jugement ou une réflexion normatifs sur la représentation, à de fades répétitions d'assertions floues: «Il pourrait y avoir un peu plus de ceci, un peu moins de cela». Idéalement le fait de commenter devrait générer un changement, une transformation à la fois pour le commentateur comme pour le spectateur, et peut-être même pour les créateurs de l'œuvre.


Interview publiée dans le Journal des Laboratoires, septembre-décembre 2010

ARF

¹ Par exemple, dans l'entretien téléphonique entre Elisabeth Lebovici et Bertrand Bonello dans le bonus du dvd du film Cindy the Doll is Mine, ceux-ci superposent au film un récit chronologique sur la vie de Cindy Sherman, alternant entre description de la construction du film et illustration du propos de la critique.


² Dans l'article Indexation, l'Encyclopédie de la Parole analyse en détail le commentaire d'une course de chevaux et les effets de dramatisation liés à l'issue de la course. Dans le même article Indexation, l'Encyclopédie de la Parole analyse une visite du Général de Gaulle au Québec en 1967, où les commentateurs multiplient les superlatifs tels que «on s'arrache les mains du Général de Gaulle». (www.encyclopediedelaparole.org)


³ Le commentaire suivi portait sur les pièces Montage for Three et Not About Everything présentées au Théâtre de la Bastille la semaine précédente. Les commentateurs étaient Elisabeth Lebovici, Noé Soulier et Daniel Linehan en conversation avec Bojana Cvejić.