Entretien avec Cédric Schönwald


 

Cédric Schönwald  Aucune définition statutaire, juste une vague idée aiguillonnée par le souvenir durable de la collaboration entre Frans Poelstra et Robert Steijn dans Frans Poelstra, son dramaturge et Bach. Au-delà du statut de dramaturge qui ne correspond pas à grand-chose, c'est la fonction dramaturgique qui me semble opérante. Et je trouve intéressant que celle-ci se cherche dans un processus de collaboration. En termes fonctionnels, si la dramaturgie touche à l'organisation d'une performance (au sens large de Performing Art) dans le temps et dans l'espace, n'importe quelle collaboration pourra être effective du point de vue dramaturgique. Tout participant au projet, quelle que soit sa pratique et son rôle (artistique ou non), pourra interférer sur le déroulement de l'action. Le projet de Jennifer vient vérifier cela et le désigner de façon presque didactique en dépersonnalisant la fonction dramaturgique, malgré un titre (Ma première fois avec un dramaturge) que je prends pour ce qu'il me paraît être : ironique et réversible. L'ironie provient comme il se doit d'un double rabaissement: de la chose désignée (ici, l'hypothétique existence d'un être incarnant la fonction dramaturgique) et de soi-même. La réversibilité, au sens où les "premières fois" sont aussi censément celles des "dramaturges dilettantes" et Jennifer est autant (ou aussi peu) dramaturge que les participants invités au projet.

 

VB  Comment cette "première fois" a-t-elle modifié votre point de vue sur l’esthétique et les modes de conception de la danse contemporaine? et sur vos propres activités et pratiques?

 

CS  Après cette expérience, je ne sors que conforté dans mon intérêt pour tout ce qui tend à dénaturaliser les fonctions. Si, dans la production d'une action performée, tout le monde ne peut pas tout faire, rien n'empêche néanmoins — sans que cela soit pour autant un but en soi — que tout le monde puisse participer à la production d'une action performée. L'un des enjeux est alors d'éviter toute forme de démagogie. Cette expérience n'était donc pour moi qu'un cas de plus de participation à un projet dans lequel je n'étais pas là pour faire ce que je suis censé savoir faire. Là encore, on touche cependant à une fausse distinction, puisque la stratification continuelle de nos expériences de tous types nous confère d'une certaine manière un savoir-faire (que l'on pourrait tout aussi bien appeler une incapacité) universel et permanent. Tous les parcours et toutes les stratifications ne se valent pas, au sens où, pour commencer, tout un chacun n'a pas forcément conscience de cette sorte d'omniscience latente intrinsèque à sa personne. Pour autant, il me semble que dans la plupart des domaines, les processus décisionnels d'experts ou de "gens de l'art" pourraient s'adjoindre avec grand profit le "savoir-faire" (au sens précédemment évoqué) de tout un chacun.

 

VB  Dans sa note d’intention du projet, Jennifer Lacey parle de construire "une liberté personnelle à travers un processus et une liberté sociale à travers la forme", en dépassant les contraintes de l’autorité et de la place de l’auteur. Qu’en pensez-vous, a posteriori?

 

CS  J'ai du mal à dissocier ces deux types de libertés de même que j'ai du mal à dissocier la forme du processus. Pour le dire autrement, la liberté personnelle ne me paraît effective que lorsqu'elle peut se réaliser dans la sphère sociale, soit dans la relation avec (avec d'autres "libertés personnelles"). Non seulement la forme transpire toujours son propre processus d'apparition, mais les formes qui m'intéressent le plus sont celles qui tiennent dans le processus même. Dès lors que l'on envisage le processus comme forme, la distinction forme/processus n'a plus lieu d'être. Le projet engagé par Jennifer Lacey au travers des différents opus de Ma première fois avec un dramaturge est emblématique d'une œuvre dont la forme tient dans son propre processus de transformation ou, plus précisément, dans ses successives actualisations. Les différentes étapes du projet ne mènent pas à une production finale, ni à une totalité. En fin de parcours (fin de la résidence aux Laboratoires d'Aubervilliers qui ne sera sans doute pas la fin du processus engagé par ce projet), personne ne pourra cerner cette œuvre dans sa totalité. Personne, sauf l'auteur Lacey, si tant est que l'on puisse cerner un projet dans lequel on est tellement impliqué. Par conséquent, si, dans ce projet, Jennifer met continuellement en partage son autorité d'auteur en concédant à des inconnus qu'elle n'a pas invité elle-même une large part décisionnelle, il n'en demeure pas moins que sa qualité d'auteur transcende l'ensemble du projet. Son autorité d'auteur ne disparaît pas, car l'œuvre monumentale ainsi conçue renvoie à tout instant à ce qui fait la spécificité artistique du projet (et notamment le lâcher prise contrôlé qui lui est consubstantiel), mais aussi à la personne qui le conduit de bout en bout (tous les choix sont pris, pour ne pas dire négociés, en bonne intelligence avec elle) et autour de laquelle tout tourne. En effet, du fait même de sa forte dimension processuelle, ce projet fait du partage ponctuel de l'authorship la marque d'une œuvre aussi très centrée sur sa signataire principale, Jennifer Lacey. C'est là tout à la fois le paradoxe, la qualité et l'écueil de Ma première fois avec un dramaturge.


Entretien publié dans le Journal des Laboratoires sept-déc. 2010

ARF