L'histoire d'illegal_cinema
par Marta Popivoda

BELGRADE
illegal_cinema est conçu comme un projet public d’(auto-)enseignement par l’échange et la contextualisation de films d’auteur, documentaires, politiques, militants, queer, anarchistes, censurés et autrement marginalisés et, dans ce contexte précis, difficilement accessibles. Le projet est ouvert à quiconque souhaite proposer des films, avec obligation de les commenter, d’ouvrir une discussion et d’accueillir des invités – avec lesquels nous essayons d’effacer les frontières entre le programmateur (le commissaire) et le public et d’accomplir un processus à long terme d’auto-enseignement (collectif). Pendant sa réalisation, le projet se développe sans cesse et déborde de son cadre premier, génère différentes lignes programmatiques et tente d’explorer de nouveaux modes d’utilisation de l’art et la culture comme espaces de production de différents savoirs.
illegal_cinema Belgrade a démarré en 2007 au centre culturel dédié à la scène indépendante « Magacin u Kreljivica Marka », lorsque TkH – Walking Theory a eu la possibilité de travailler dans ce lieu. Dès l’origine, illegal_cinema était voulu comme un projet sans budget qui pourrait se concrétiser à condition de trouver un « foyer » et une communauté active.
L’idée de base consistait à ouvrir des modalités de partage et de discussion sur des films et passer de l’espace privé (entre amis, entre collègues) à l’espace public, et initier la production d’un discours de non-spécialistes sur des films que l’on n’aurait jamais eu l’occasion de visionner au cinéma en Serbie.
La situation actuelle en Serbie concernant la distribution des films est désastreuse. Cela a commencé dans les années 1990 en conséquence de l’embargo que la communauté internationale a exercé sur la Serbie, en raison de la politique de Milosevic et de l’engagement du pays dans les guerres civiles de l’ex-Yougoslavie. Après ça, dans les années 2000, la Serbie est entrée dans un processus de transition économique vers le capitalisme qui a fait souffrir la production culturelle comme de nombreux autres secteurs de la société. Pour parler clairement, dans les années 1990, nous avions beaucoup de salles de projection mais pas de films, et maintenant, à la fin des années 2000, nous n’avons plus de cinémas, ils ont été vendus ou transformés en commerces plus lucratifs. Les cinémas en Serbie meurent pratiquement, et dans certaines villes il n’y en a plus du tout. Les populations qui vivent dans un tel environnement voient dans illegal_cinema une solution locale de développement.
Comparé à des projets similaires en Europe, tels que Pirate Cinemas à Berlin ou Copenhague, principalement centrés sur le débat grandissant des droits d’auteur, illegal_cinema Belgrade travaille pour le contexte culturel local. Aussi, dans l’édition mise en place à Belgrade, « illegal » signifie produire un espace pour des contenus, des pratiques, et des modalités qui émanent de la production et distribution locales. Néanmoins, nous soutenons fortement la lutte pour le copyleft et la piraterie, car sans ces tactiques, notre savoir serait resté figé aux années 1980.
illegal_cinema à Belgrade, système libre dans le champ culturel, assumant clairement son idéologie gauchiste, a gagné rapidement un public élargi d’individus et d’organisations qui ont utilisé cet espace public pour partager des films et, par le medium du cinéma, discuter de différents sujets socioculturels non-médiatisés. Quelquefois, illegal_cinema a été important pour les cinéphiles et encore plus pour les groupes marginalisés de Belgrade, comme les LGBT, les victimes de violence, les anarchistes, etc., qui ont pu utiliser la visibilité de ce cadre et son public diversifié pour ouvrir publiquement le débat autour de ces sujets sociaux minorés par le pouvoir.
Paradoxalement, la sphère publique locale, c’est-à-dire la télévision, les journaux, et même les institutions publiques, ont très bien accueilli le projet, ne posant jamais de problèmes avec les droits d’auteur, et formulant des critiques positives et élaborées. Mais dans la « société réelle », ça a été assez différent. Le programme et le public ont été menacés de multiples fois. Le projet et le collectif TkH ont été visés en tant que cellule d’anarchistes et de gauchistes par de nombreux groupes de la droite nationaliste. Ils ont menacé la sécurité du public, par exemple dans le cas de projections de certains films anarchistes ou lorsqu’une personne militante LGBT présentait un film. Aussi, nous avons été contraints d’appeler la police à notre secours à maintes reprises.

ZAGREB / ISTANBUL
Comme illegal_cinema est, dans un certain sens, dédié à la scène culturelle indépendante de Belgrade et spécialement à Other Scene (www.drugascena.org) réunissant des artistes, des militants et des théoriciens et dans lequel TkH s’est fortement investi, de jeunes curateurs appartenant à cette même scène ont commencé à m’inviter pour des interventions dans le contexte officiel de l’art, en proposant illegal_cinema comme programme parallèle aux expositions. Il s’agit là d’un virage intéressant, car je n’ai pas accepté de présenter le projet en annexe aux expositions, ce qui aurait été une suite logique, mais ai décidé d’explorer comment les pratiques d’illegal_cinema pouvaient prendre place en tant que travail artistique, collectif et contextuel.
Jusqu’à présent, deux équipes curatoriales ont accepté cette proposition, et illegal_cinema en tant qu'œuvre artistique a été montrée dans les expositions « Salon of the Revolution », 29ème Salon de la Jeunesse de Zagreb, dont les commissaires étaient Antonija Majaca et Ivana Bago (Zagreb) en 2008, et « No More Reality  : Crowd and Performance » dont les commissaires étaient Jelena Vesic (Belgrade) et Claire Staebler (Paris) en 2009 à Istanbul.

Voici une citation issue de la note d’intention de l’exposition de Zagreb (http://www.salonrevolucije.org/#/en/concept/) que je considère essentielle pour la compréhension du contexte de l’exposition et des questions que nous avons tenté de poser :
Est-ce temps pour un salon ou une révolution ?
Ou est-ce qu’une simple pointe d’aspiration pour la révolution doit nécessairement être « salonisée », devenant alors un ingrédient de cette mixture molle et globalisée entre marché et spectacle ? (…) Le titre de cette exposition pour le 29ème Salon de la Jeunesse de Zagreb affiche délibérément un paradoxe afin de créer un espace d’incertitude à l’égard de ses raisons d’être et se présenter essentiellement par le questionnement sur les possibilités, les responsabilités et les situations que l’art contemporain peut activer et créer aujourd’hui.
Le titre évoque également les deux approches contrastées de l’art contemporain formulées tout au long du XXème siècle : le dogme moderniste de l’art comme activité autonome, indépendant de toute chose à part le domaine des lois visuelles et l’inspiration de l’artiste, et à l’opposé, l’idée d’un art qui, non seulement reflète, mais, de plus, participe activement à la transformation de la vie quotidienne et de la réalité sociopolitique.

Et voilà une courte articulation du concept d’illegal_cinema dans le cadre de l’exposition d’Istanbul :
En collaboration avec « No More Reality : Crowd and Performance », illegal_cinema apparaît comme une nouvelle édition de cinéma thématique qui rassemble un certain nombre de films liés aux sujets de la représentation de la foule, de la manifestation, des micro et des macro révolutions. L’idée de base pour la présence d’illegal_cinema dans le contexte de l’exposition est d’offrir une plateforme pour des discussions approfondies et le traitement de ces sujets, et de donner la possibilité aux artistes invités ou à d’autres personnes engagées dans la production de l’exposition, de penser le medium du film et partager des références. Aussi, l’un des objectifs visés par l’intégration de ce genre d’œuvres collectives dans le contexte institutionnel de l’art est d’opérer un changement et de donner une légitimité à l’engagement socioculturel dans l’art en tant que pratique artistique à part entière. Donc, avec cette initiative, j’aimerais passer du concept de « l’art comme pratique culturelle » assez répandu au cours des dernières décennies, à celui de « la pratique culturelle comme œuvre d’art » qui me semble plus problématique en soi et posant problème à l’institution dans la mesure où il ramène dans le champ de l’art des sujets qu’il rejette car générés par l’extérieur (la sphère publique) (...)

À SUIVRE… (PARIS)


Traduction: Alice Vergara-Bastiand

ARF