ESA/HPF/DLR, anaglyph by Nathanial Burton-Bradford.

Dans Le Jeu des perles de verre (1943), Hermann Hesse imaginait une société située cinq cents ans dans le futur dans laquelle Castalia, une province fictionelle d’Europe centrale, est toute entière dédiée à la poursuite du savoir pur. Dans ce cloître coupé du monde et de ses vicissitudes historiques et politiques, un ordre de savants mène une vie monacale, débarrassée des préoccupations technologiques et économiques, développant librement d’obscurs objets de recherche, dénués d’implications pratiques dans le monde extérieur. Au sommet de cette institution se trouve un jeu interdisciplinaire complexe consistant à synthétiser l’ensemble des formes de savoir, dans lequel motifs musicaux, propositions philosophiques et formules scientifiques occupent le même espace épistémique éthéré.

Castalia est une figure équivoque : image hyperbolique des prétentions à l’autonomie, à la neutralité et à l’objectivité normative du savoir qui caractérisent la raison des Lumières ; et retraite idyllique préservée des avatars politiques, techniques et socio-économiques de ces formes de savoir, dont Hesse, témoin des horreurs industrielles de la guerre, ne pouvait que constater les conséquences dramatiques. Aussi Castalia figure-t-elle une conception de la logique dans laquelle la synthèse du savoir ne s’effectue qu’au prix de son abstraction du monde, et dans laquelle les actions de la pensée n’affectent en rien sa structure globale.

L’institution moderne de l’art en tant qu’espace d’extraterritorialité prolonge et dramatise cette construction équivoque. L’art, historiquement considéré comme étant en excès et en exception sur les opérations rationnelles, a produit des formes de médiation et de synthèse au prix de leur inconséquence politique. Cette position d'exceptionnalité est demeurée intacte dans le "champ étendu" postmoderne de l'art, dans lequel tout contenu ou toute valeur de vérité apparaît comme diffracté dans un vortex de relativisme social, où tout fondement a irrémédiablement disparu, et dans lequel simulacres et jeux de miroirs déforment indéfiniment toute particularité ou universalité.

La critique relativiste de la rationalité a révélé les structures normatives refoulées par ces images équivoques. Mais elle a aussi caricaturé la rationalité, en l’identifiant le plus souvent à des ontologies fixes et à des axiomes tautologiques. Dans le cadre de cette critique, se trouve renversé le privilège hiérarchique historiquement accordé à l’universel sur les particuliers qu’il comprend, de sorte que c’est désormais la différence qui prévaut, et que c’est elle qui en vient à être considérée comme ce qui mine l’objectivité du discours rationnel.

On peut au contraire avancer que la raison est d’abord incarnée socialement dans les discours et les pratiques, et qu’il s’agit d’envisager les logiques formelles comme l’explicitation des règles logiques et conceptuelles qui demeurent implicites dans les conduites ordinaires. À présent, la logique imprègne nos vies d’une autre façon, largement opaque à la compréhension collective, dans le développement scientifique et informatique de divers systèmes algorithmiques automatisés. Dans cette évolution rapide des technologies computationnelles, il redevient essentiel d’interroger l’ontologie, la rationalité et la normativité, mais aussi d’explorer à nouveaux frais la dialectique entre fonds et figures, particuliers et universaux, autorité et responsabilité.

L’histoire n’a pas atteint son terme, et, dans son arrière-plan, la raison scientifique a continué d’opérer une transformation irréversible du champ du savoir. Les mathématiques et la logique se sont développées en dépit de cette disparition des fondements, ou plutôt du fait même de cette disparition. L’année où fut publié Le Jeu des perles de verre, deux mathématiciens (Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane) entreprirent de développer un système de règles qui allaient poser les bases de la théorie des catégories, ouvrant ainsi la possibilité de formes de raisonnement réellement synthétiques, compatibles avec un grand nombre de systèmes logiques disparates. D’abord conçu comme un paradigme mathématique susceptible d’opérer comme un médium universel permettant des transits entre des langages mathématiques de plus en plus spécialisés, la théorie des catégories a récemment commencé à être appliquée dans différents champs, en particulier en biologie des systèmes et en informatique, où elle se développe comme une alternative à la programmation orientée objet. L’unité fondamentale étudiée par la théorie des catégories n’est pas l’objet, mais les morphismes qui définissent le caractère dynamique d’un objet, d’un système ou d’un processus, en montrant la transformation de ses variables et invariants. La théorie des catégories modifie radicalement la conceptualisation de la particularité et de l’universalité, puisqu’elle consiste en un langage mathématique rigoureux permettant leur redescription en termes de localité et de globalité, soutenant ainsi la possibilité d’un savoir à la fois relatif et absolu.

Morphing Castalia explore des modèles dans lesquels la pensée transforme la pensée. Il ne s’agit pas de reconduire le vieux rêve fondationnaliste d’un langage universel achevé, ni de réitérer la critique relativiste de la rationalité, mais de construire les conditions pour des transits universels transformant les sites entre lesquels ils opèrent. Cherchant à explorer ces sites d’une manière qui ne privilégierait pas leur inscription locale au détriment de leur résonance globale, Glass Bead a commencé son enquête en avril 2014 à New York, en se concentrant sur les concepts de navigation et de geste. Cet automne, Glass Bead poursuit cette enquête aux Laboratoires d’Aubervilliers, et s’intéresse à la manière dont de tels transits universels peuvent être développés, en examinant l’incidence des approches synthétiques apparues dans les mathématiques contemporaines sur les paysages culturels, biologiques, technologiques et politiques.

Trois séries de conférences publiques ont eu lieu au cours de cette semaine. Le lendemain de chacune de ces soirées s'est tenu un workshop privé à la suite duquel a eu lieu une interview avec les conférenciers consacrée à la fabrication de transits entre leurs pratiques respectives. L’ensemble des documents est mis en ligne sur le site internet de Glass Bead.


Glass Bead est un projet conçu et dirigé par Fabien Giraud, Jeremy Lecomte, Vincent Normand, Ida Soulard et Inigo Wilkins.

Les conférenciers :
Andrée C. Ehresmann (mathématicienne), Olivia Lucca Fraser (philosophe), Martin Holbraad (anthropologue), Franck Jedrzejewski (philosophe, mathématicien, musicologue), Giuseppe Longo (mathématicien, logicien, épistémologue), Frederik Stjernfelt (philosophe)

Les participants aux workshops :
Mathias Béjean (chercheur à Mines Paris Tech), Katrina Burch (chercheuse), Étienne Chambaud (artiste), Tristan Garcia (philosophe, écrivain), Valeria Giardino (philosophe), Sonia de Jager (chercheuse), Margarida Mendes (directrice de The Barber Shop, Lisbonne), Patricia Reed (artiste, écrivain), Olivier Surel (philosophe et doctorant à l’Université Paris Ouest), Ferhat Taylan (philosophe), Tzuchien Tho (Post-Doctoral Fellow au Max Plank Institut fur Wissenschaftsgeschichte, Berlin), Max Turnheim (architecte)



Image: GEOID - "the Mathematical figure of the Earth" C.F. Gauss
Credits: ESA/HPF/DLR, anaglyph by Nathanial Burton-Bradford.

 

ARF