Transformer la position du spectateur
Conversation entre Marta Popivoda, Corinne Bopp et Mathieu Lericq*

L’édition française d’illegal_cinema a été initiée par le collectif TkH lors de sa première année de résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, dans le cadre de son projet How to Do Things by Theory¹. Illegal_cinema est un projet «open-source» qui explore différents formats et procédures possibles pour regarder et discuter des films, avec une attention toute particulière portée au contexte. Avec la mise en place d’un programme régulier aux Laboratoires d’Aubervilliers, le projet a rapidement pris son autonomie, produisant de nouvelles relations avec le contexte des Laboratoires et, plus largement, celui de la scène culturelle à Paris et alentours. Il n’en reste pas moins théoriquement rattaché à la recherche de TkH et à ses positions idéologiques, afin de nous permettre de suivre et d’étudier le processus de traduction d’un contexte (Belgrade) à un autre (l’Île-de-France), ainsi que d’approfondir le concept d’activisme théorique.
Au cours des premiers mois de la résidence de TkH aux Laboratoires d’Aubervilliers, nous avons rencontré de nombreux acteurs du cinéma expérimental, du documentaire et de la scène de l’art contemporain (vidéo) à Paris et en Île-de-France². Ces rencontres ont été organisées afin d’affiner notre connaissance du contexte pour mieux déterminer les spécificités et les accents de l’édition française d’illegal_cinema. Périphérie, association montreuilloise dédiée au film documentaire, s’est impliquée dans ces discussions depuis le début, notamment à travers la participation commune à une table ronde organisée par le festival Côté Courts autour des «lieux alternatifs» pour la diffusion du cinéma en juin 2010. Nous avons donc invité l’une de ses membres, Corinne Bopp, à rendre ici publique la poursuite de cet échange autour des enjeux de l’implantation d’illegal_cinema aux Laboratoires d’Aubervilliers.

Marta Popivoda
Traduction : Virginie Bobin


Corinne Bopp
  En tant que coordinatrice générale des Rencontres du Cinéma Documentaire, je suis habituée aux débats avec les cinéastes. Mon point de vue est celui d’une praticienne, et non d’une théoricienne.

Marta Popivoda  Je ne suis pas théoricienne non plus ; je suis réalisatrice.

CB  J’ai quelques questions à propos de la session d’illegal_cinema à laquelle j’ai assisté en juin. Deux films de Sven Augustijnen³ ont été sélectionnés et projetés à cette occasion par Bojana Cvejić⁴, votre collègue au sein de TkH. Aviez-vous vu ces films auparavant ?

MP  Non.

CB  Vous étiez donc là en tant que simple spectatrice, une spectatrice typique d’illegal_cinema, comme nous.

MP
  Oui.

CB  Vous vous souvenez peut-être de m’avoir entendu dire pendant la discussion qui a suivi que j’avais un peu souffert pendant la projection du second film, Johan. Le premier, L’école des pickpockets, ne m’a pas posé de problèmes. C’est une fiction, avec un volet documentaire, mais c’est un film facile à appréhender : il n’y a rien à imaginer. Le film ne cherche pas à convaincre ou à modifier le point de vue du spectateur. Ce n’est pas le cas du second film. Il a provoqué une réaction étrange, une sensation de flou. Je suis restée dans l’incertitude en ce qui concerne son statut de film documentaire.

MP  Est-ce que vous faites référence à la position du réalisateur ?

CB  Oui, mais surtout à la position du spectateur. Au cours de la discussion, l’une de vous a dit que ce n’était pas un film documentaire, mais plus que cela. Je voulais savoir ce que vous entendez par là. Pour être honnête, mon domaine est le film documentaire, et non l’art vidéo. Mais de mon point de vue c’est un domaine très vaste. C’est d’une certaine façon le domaine du cinéma. On pourrait aussi discuter de la différence entre cinéma et art vidéo, en ce qui concerne le statut du cinéaste et celui du spectateur. Ce qui m’a frappée c’est que le lieu (une salle de cinéma), le nom («illegal_cinema»), et la façon dont Bojana Cvejić a présenté le film sont très proches de la façon dont moi-même je présente des films documentaires. J’étais dans la position d’une spectatrice face à un film documentaire, mais ce n’était pas tout à fait ça, même si le film a une forte dimension documentaire. Il est ancré dans le réel, les situations ont réellement lieu, il a un début, un milieu et une fin… Et pourtant, je n’arrive pas à le voir comme un film documentaire, parce que ma place de spectatrice telle que l’a pensée le réalisateur n’était pas celle du film documentaire. Ma place était différente. J’ai pensé sur le coup que peut-être je n’étais pas censée être assise dans une salle de cinéma, que j’aurais dû voir ce film d’une façon différente, sur un moniteur, dans une galerie, dans une exposition, peu importe.

MP  Quelle différence y aurait-il eu à voir le film dans une galerie ? Vous pensez que le film impose une relation individuelle ?

CB  Oui, ce n’est pas une relation triangulaire. Il m’est très difficile de définir la position du spectateur face à l’art vidéo. Face au film documentaire, il y a un triangle : le cinéaste, la personne filmée et le spectateur. Le cinéaste propose réellement un certain type de relation entre les trois. Il est au centre du film documentaire. Hors là, dans cette vidéo en particulier, je n’arrive pas à déterminer comment ce triangle fonctionne.

MP  Je dirais que le film crée une communication directe entre la personne filmée et le public. J’ai également eu une sensation étrange face à cette vidéo. Elle provoque un certain inconfort, peut-être simplement parce que la personne filmée est aphasique, auquel cas c’est une question de contenu. Ou alors c’est à cause de la façon dont le film est fait ‒ le fait que tout soit montré dans un plan unique, et l’absence de point de vue explicite de l’auteur. C’est comme si la vidéo n’était que l’exposé d’une situation. Auquel cas c’est une question de procédé filmique.

CB  Le film documentaire offre une infinie possibilité de formes. C’est parfois très mince ; le point de vue de l’auteur peut être très difficile à percevoir. Vous avez raison en ce qui concerne la difficulté à déceler un point de vue, ou l’opinion du réalisateur sur son sujet.

Mathieu Lericq  Le problème vient peut-être du fait que le film soit un plan-séquence. Un seul plan. Comme le film expose une situation problématique, on aurait pu définir le point de vue de l’auteur, son discours, grâce au montage. Ce n’est pas le cas ici. La plupart du temps une image n’est qu’une partie d’un système plus large. Le triangle n’apparaît possible que si on peut identifier un discours au sein de ce système. Dans ce film en particulier, il est difficile de voir au-delà de l’exposé d’une situation en raison de l’absence de montage. Vous ne croyez pas ?

CB  Je ne crois pas que cela soit la raison principale.

ML  Il peut aussi s’agir de la fixité du plan.

CB  Non, parce qu’il existe des exemples de films complètement fixes. Prenez par exemple Chronique d’une femme chinoise⁵, un film de trois heures réalisé par Wang Bing. Il y a plusieurs plans différents mais le film consiste à quatre-vingt-dix pour cent en un plan fixe d’une septuagénaire chinoise qui raconte l’histoire de sa vie. C’est un plan très, très long. Pourtant le temps s’écoule sans qu’on se rende compte. On sent le passage du temps, parce que la lumière baisse par exemple, jusqu’à ce que Wang Bing demande à la vieille dame d’allumer la lumière. Elle le fait, puis revient et reprend son récit. Où est le montage ?

MP  Peut-être que le problème n’est pas le montage…

CB  Mais la vieille femme s’adresse à nous. Elle s’adresse à Wang Bing avant tout.

MP  Elle est consciente de la situation.

CB  Elle en est très consciente. Elle en est à un autre niveau de conscience parce qu’elle a écrit cette histoire et l’a même publiée. Elle a travaillé son histoire, elle y a beaucoup pensé, elle est capable d’articuler son discours. Mais c’est un autre débat. L’important c’est qu’elle s’adresse à Wang Bing, et à nous à travers lui. Il y a là une grande différence avec Johan dans le film d’Augustijnen, parce que ce n’est pas à nous que Johan s’adresse, c’est à son thérapeute. Je pense que c’est un point à souligner.

MP  Dans Johan, il y a également une sorte de triangle, parce qu’il y a le thérapeute.

CB  Oui, mais c’est un triangle interne. La question est : où suis-je en tant que spectateur ? En un sens, le thérapeute se met en scène. Ca devient un spectacle. Une thérapie est-elle un spectacle? Au tout début du film le réalisateur s’adresse directement au personnage. Là, j’ai ma place en tant que spectatrice, parce que je suis à même de comprendre ce que le réalisateur met en place avec cette personne et avec ses attentes. Mais lorsque la thérapie a débuté, j’ai commencé à perdre ma place.

ML
  En quelque sorte le problème que vous avez avec le film vient du fait que vous sentez le réalisateur perdre petit à petit le contrôle de la situation, au bénéfice du thérapeute. Le réalisateur perd le contrôle du film.

CB  Oui. Et c’est le réalisateur, et lui seul, qui peut m’attribuer une place.

MP  Mais je perçois le réalisateur tout au long du film, parce que je sens que tout ce qui est fait devant la caméra est fait pour lui.

CB  C’est ambigu. Vous savez pertinemment que tout le monde est sensible à la présence de la caméra. La séance de thérapie qui a lieu ce jour-là diffère d’une autre séance, un autre jour, avec une autre caméra. C’est une thérapie-film.

MP  Donc vous pensez que le sentiment d’inconfort que donne le film a moins à voir avec son contenu qu’avec le dispositif ?

CB  C’est ça. Le problème n’est pas l’aphasie, c’est la façon dont le film la traite. D’ailleurs, dans le premier film de Wang Bing, À l’Ouest des Rails⁶ ‒ un film de neuf heures décrivant la chute d’un gigantesque complexe industriel sidérurgique ‒ il y a une séquence terrible entre un père et son fils. Le fils est dans une situation désespérée et s’enivre. Il s’effondre, et son père le relève. Le lieu est bondé et tout le monde le regarde. C’est une scène très dure, mais pour le spectateur, il n’y a pas de problème.

ML  Ce qui est intéressant dans les films de Wang Bing, c’est qu’il donne le temps au spectateur de s’attacher à comprendre les personnages. Ce n’est pas le cas de Johan. Par conséquent, si le premier point est la durée, le second est peut-être la distance. Dans Johan, on a l’impression d’être trop proche du personnage, d’être incapable d’appréhender la situation. Dans Chronique d'une femme chinoise, on a toujours une conscience très forte de la présence du réalisateur, sa position dans l’espace. Cela vient de la distance. Dans Johan, on ne sait pas où se situent les personnes, elles échappent à notre perception. Peut-être que cela explique le problème que vous avez avec ce film.

CB  Oui. J’en suis arrivée à la conclusion que je pouvais traverser l’espace symbolique et l’espace physique. Dans une salle de cinéma, je suis statique et captive. Dans une exposition, je bouge, je marche, je peux rester un moment à un endroit et puis voir autre chose… Je construis des relations entre les différents éléments qui me sont offerts. Ma position symbolique est différente.

ML  Vous agissez comme une monteuse, construisant un discours en visitant une exposition.

CB  Oui, en quelque sorte.

MP  Mais ce n’est pas vrai de n’importe quelle œuvre. Parfois, il faut s’asseoir et regarder, et l’expérience est très proche de celle de la salle de cinéma. Le mois dernier, j’ai réalisé des entretiens vidéo avec plusieurs vidéastes internationaux tels que Rosa Barba, Tim Etchells, Julieta Aranda, etc. Je leur ai posé la question de la différence entre l’art vidéo et le film d’art. Ils ne voient pas beaucoup de différences, à part peut-être le cadre institutionnel, et l’économie du medium vidéo par rapport à celle du film. L’une des vidéastes a dit que pour elle la vidéo est un bon moyen journalistique, comme elle l’a été par le passé, un journalisme critique. Il est possible de faire quelque chose dans l’instant ; une perspective critique instantanée est envisageable. Ce n’est pas le cas pour la fabrication d’un film, il y a beaucoup à construire et c’est un processus qui prend du temps. Mais au-delà de ces remarques, ils n’ont pas fait de distinction précise entre le cinéma expérimental et l’art vidéo. 

ML  Corinne, pensez-vous que l’espace de la salle de projection est ce qui définit le cinéma ?

CB  C’est une question complexe. Personne ne peut définir le cinéma, et je ne vais pas tenter de le faire ici. Mais je pense en effet que ça a quelque-chose à voir avec le lieu. La salle reste, même aujourd’hui, le meilleur endroit où voir un film. Étrange, non ? D’où ma plaisanterie à propos de l’espace symbolique et de l’espace physique.

MP  On peut dire qu’illegal_cinema est plutôt un lieu de cinéma symbolique, parce que le projet utilise sans arrêt  des espaces physiques différents. Pensez-vous que les formats et les procédures qui sont ceux d’illegal_cinema ont de facto influencé votre sentiment envers la vidéo présentée ?

CB  J’ai mentionné ces sensations personnelles au début de la discussion parce qu’elles se rapportent à illegal_cinema en général, au-delà donc de l’expérience particulière qu’a été la projection de Johan. La question de la position du spectateur est-elle pertinente pour vous dans le cadre du projet ? Quelles questions souhaitiez-vous poser à travers ces projections ?

MP  La position du spectateur est une question fondamentale pour le projet illegal_cinema, au même titre que la question du contexte. En quoi une contextualisation différente du film peut-elle affecter l’expérience du spectateur ? Plus précisément, j’aime cette hybridation qui permet à chacun de venir un jour dans une salle de cinéma regarder une vidéo d’art, et un autre jour d’y regarder un film traditionnel. J’aime l’idée que la position du spectateur puisse être transformée. L’autre changement majeur, c’est que ce sont les spectateurs ou les participants eux-mêmes qui ont la possibilité de réaliser les programmes. En quelque sorte, ils sont eux-mêmes curateurs, les choses ne sont pas choisies pour eux. Je pense au dispositif, plutôt que de chercher à provoquer une réaction particulière en réponse au choix du film. Je ne contrôle pas la situation. Je ne suis pas curatrice du programme. Le grand changement, c’est de rendre le public actif, en ce qui concerne l’expression d’une opinion. Ce n’est pas inhabituel, ça arrive aussi lors de projections officielles. Et pourtant, quand quelqu’un présente le film d’un autre, la situation est plus favorable à la discussion que lorsque l’on attend simplement une réponse de la personne à l’origine du film, de l’auteur «qui sait ce que ça veut dire». Le débat est réellement fondé sur des discussions entre nous, à propos de ce que le film représente pour nous et des questions qu’il provoque. Les gens doivent se familiariser avec la situation pour pouvoir discuter du film librement.

CB  Ce que vous dites est très intéressant. Illegal_cinema est un projet inhabituel. Il permet de questionner ce que je ressens en tant que spectatrice, plutôt que de chercher à comprendre le projet des cinéastes, ce qui est plus ou moins le but des débats habituels sur les films.

ML  Qui plus est, les Laboratoires d’Aubervilliers ne sont pas une salle de cinéma. Voir des films dans cet espace ‒ qui ressemble à une salle de cinéma mais n’en est pas une ‒ offre au public la possibilité de faire l’expérience d’un autre type de projection, d’un autre type de débat.

MP  Cela diffère également du contexte d’une exposition.

CB  Dans une exposition, l’expérience du spectateur serait différente, très riche. D’une certaine façon, le temps qui peut manquer au spectateur réapparaît via la mise en série. Le spectateur peut s’habituer à une situation particulière. Il lui devient alors possible de se définir une position spécifique en réponse à cette situation.   

MP  Ce que vous dites me paraît intéressant. Illegal_cinema se penche sur les différents formats de perception des films. Pour aller plus loin, il serait intéressant de voir comment certaines installations vidéo fonctionneraient dans une salle de cinéma, dans un processus narratif continu. On perd la synchronisation, et il devient possible de ne manquer aucun détail. Le spectateur a tout à sa portée, et il a le temps de se positionner.

ML  Peut-être peut-on souligner ce point essentiel qui est qu’avec le cinéma, un curateur ou présentateur impose au spectateur une sorte de nécessité de regarder le film du début à la fin. Dans une exposition, si le film ne vous parle pas, vous pouvez partir et en trouver un autre ; c’est contingent. L’opposition entre contingence et nécessité apparaît ici comme pertinente. Bien sûr, au cinéma, il est toujours possible de sortir de la salle, mais le réalisateur impose au spectateur de regarder le film du début à la fin. Parce que c’est un programme ouvert situé dans un centre dédié à la recherche artistique, illegal_cinema permet de réunir nécessité et contingence.

CB  Mais ce n’est pas une question d’obligation, c’est plutôt une question d’acceptation. On accepte de rester.

MP  Le format d’illegal_cinema insiste sur la collectivité. On peut se voir les uns les autres en tant qu’individus au sein d’un collectif et pas seulement en tant que masse anonyme perdue dans l’obscurité, qui regarde le film puis s’en va en silence. Concrètement, à Belgrade, illegal_cinema est un projet culturel, qui se penche sur la question du contexte et sur celle du public. C’est un processus de création d’une communauté, similaire à ce qu’on a ici. Mais j’ai aussi eu l’occasion de le présenter comme un projet artistique au sein de plusieurs expositions⁷. Dans ce cadre-là, il s’agit plutôt d’un processus de réflexion sur certains aspects du medium filmique. On m’a par exemple proposé de présenter illegal_cinema sous la forme d’un programme annexe lors d’une exposition à Istanbul. Mais j’ai décidé de ne pas le faire sous cette forme, parce que je voulais voir ce qu’il adviendrait s’il était proposé en tant qu’œuvre d’art. J’ai donc demandé aux autres artistes investis dans l’exposition de réfléchir à la question de l’exposition dans le medium du film, ou d’exposer leurs références, associations d’idées, etc. C’est une démarche complètement différente. À Belgrade et à Aubervilliers, illegal_cinema a beaucoup à voir avec un contexte plus large et l’idée d’une communauté. Et comme je ne suis pas d’ici, j’aimerais savoir ce que vous pensez de cette initiative dans le contexte de la scène artistique francilienne. Quelles sont ses spécificités ? En quoi est-ce que ça vous paraît éventuellement intéressant ? Quand nous avons commencé à travailler ici, nous avons énormément douté de la façon dont illegal_cinema pourrait fonctionner ici, à côté de Paris, la «ville du cinéma» ! Vous avez accès à un très grand nombre de films. La situation est différente à Belgrade, où la distribution des films est limitée.

CB  À mon sens, la position que vous adoptez ici, qui est différente de celle adoptée dans le contexte belgradois, ne concerne plus le problème de la projection de films invisibles ou dont la projection pose un certain nombre de difficultés. Ici, vous vous concentrez sur le contexte. La façon dont vous faites voyager les œuvres entre l’art vidéo, le documentaire et autres me paraît extrêmement importante. C’est une idée cruciale aujourd’hui. J’étais à Marseille en juillet pour le Festival International du Documentaire au cours duquel ont été montrés des vidéos d’art dans une salle de cinéma, et des films documentaires de 50 minutes dans une exposition. Il était impossible d’apprécier les films en termes de temps, les horaires de la projection n’étant même pas mentionnés dans l’espace d’exposition. Y assister était tout simplement impossible. Quel est l’intérêt ?

ML  Dans ce contexte, vous pensez qu’illegal_cinema a un rôle à jouer ?

CB  Je pense que oui, parce que ça peut être discuté, pensé, on peut y confronter les points de vue. Vous pouvez vous lancer, c’est encore un domaine de réflexion, qui n’est pas du tout exploré. À part peut-être par une poignée de personnes, comme Olivier Marboeuf au sein de Khiasma⁸.

ML  Le film du réalisateur polonais Maciej Mądracki⁹ qui a été primé au FID à Marseille était lui-même un film en tension entre l’art vidéo et le documentaire. Il y a un fil dans la façon dont le film traite des vieux travailleurs polonais, dans le fait de les voir chanter, parler de leurs vies. Et le film se termine avec une chorégraphie sur un terrain de football qui a une très forte dimension d’art vidéo.

CB  La particularité de l’art vidéo est d’être très proche de la performance. Ce film est un documentaire qui tourne autour de la performance qui est réalisée à la fin.

MP  J’ai l’impression qu’il y a en Île-de-France plusieurs projets distincts qui questionnent les différentes façons de montrer le cinéma, la vidéo, quelque chose de rare, etc. Mais c’est toujours une question de programmation. Il s’agit toujours de montrer quelque chose qui n’est pas montré ailleurs, d’apporter une certaines originalité dans les thèmes ou les formats de projection. Mais il manque l’opportunité de créer une communauté. Illegal_cinema à Belgrade est vraiment inscrit dans le contexte de la scène artistique indépendante. Le projet est proposé pour cette scène et c’est un espace public dans lequel il est possible d’aborder certaines questions par l’intermédiaire du film ou de la vidéo. J’ai l’impression qu’ici la réflexion se concentre plutôt sur les différents types de programmation que sur la suppression de l’opposition entre le public et le programmateur ou curateur, ou sur la façon de repenser leur relation. Mais vous avez sans doute une vision beaucoup plus large que la mienne de ce sujet.

CB  En fait, je ne sais pas si c’est récent ou non mais il y a des projections et des programmes en Île-de-France qui sont proposés par des jeunes qui ne sont pas des professionnels de la programmation. Mais c’est aussi vrai que la plupart des collectifs auxquels je pense, comme les Yeux dans le Monde (www.lesyeuxdanslemonde.org) ou Histoire(s) de Voir (http://histoiresdevoir.org), sont constitués de réalisateurs et que c’est une façon pour eux de montrer leurs films.

MP  Pensez-vous que parce qu’en France tout est très structuré et facilement disponible, on manque d’initiatives spontanées, ou pensez-vous que cette scène-là reste vivace ?

CB  Ca dépend du type de films. C’est vrai qu’il est possible de voir presque tous les films, mais c’est surtout vrai de la fiction, du long-métrage. Pour les films d’art-et-essai, c’est moins clair. Et pour le documentaire c’est souvent difficile, il n’y a pas tellement de lieux où ces films sont vus. Il y a des lieux pour l’art vidéo et le cinéma expérimental, il y a des collectifs, il y a une programmation de films expérimentaux à la Cinémathèque française, il y a PointLignePlan… mais ce n’est pas énorme. Je ne sais pas si c’est vivace. Je ne sais pas si les gens éprouvent le désir de montrer des choses, ou plutôt je ne sais pas s’il y en beaucoup en comparaison avec d’autres scènes.

ML  Mais typiquement Les Yeux dans le Monde, Histoire(s) de voir ou PointLignePlan (www.pointligneplan.com) proposent des projections de films documentaires ou expérimentaux dans un contexte où les gens se connaissent ou partagent un bagage commun. Ils projettent les films pour eux-mêmes en quelque sorte. Aux Laboratoires d’Aubervilliers, ce n’est pas la même chose. Les gens viennent de milieux très différents. Chaque lundi soir il faut réinventer une base commune.

CB  Oui, d’une certaine façon c’est le sujet de la discussion qui propose une base commune dans ce contexte. Si le sujet de la discussion est «pourquoi est-ce que nous voyons ce film, de cette façon, dans ce lieu-ci ?», c’est une discussion à laquelle nous ne sommes pas habitués. C’est ce sur quoi illegal_cinema devrait travailler.

ML C’est encore plus compliqué ici qu’à la Fémis¹⁰ (où se tiennent les projections de Pointligneplan), où les gens viennent régulièrement. L’enjeu est de voir émerger, dans un processus à long terme, une communauté de spectateurs «conscients»


(Traduction : Clémentine Bobin)


*Marta Popivoda est membre de TkH et initiatrice d’illegal_cinema, Corinne Bopp est membre de Périphérie, centre de création documentaire basé à Montreuil (www.peripherie.asso.fr), et déléguée générale des Rencontres du cinéma documentaire, et Mathieu Lericq est coordinateur d’illegal_cinema aux Laboratoires d’Aubervilliers

ARF

¹ «Comment faire par la théorie»

² Le Peuple Qui Manque, Braquage, La Promesse de l’Écran de Pierre Leguillon…

³ Il s’agit de la cinquième séance du projet illegal_cinema, présentée et animée le 21 juin 2010 par Bojana Cvejić (TkH). Deux courts-métrages furent projetés : L’école des pickpockets (Sven Augustijnen, Belgique, 2000, 52 min.) et Johan (Sven Augustijnen, Belgique, 2001, 23 min.). Le débat fut l’occasion de traiter de la question du regard posé par le documentariste sur le milieu hospitalier et plus particulièrement sur l’individu aphasique, au centre du film Johan.

⁴ Bojana Cvejić pratique la théorie critique par l’écriture, l’enseignement, la dramaturgie et la performance dans les domaines de la danse, du théâtre et de la musique contemporaine.

Chronique d'une femme chinoise («He Fengming, A Chinese Memoir», Wang Bing, 2007).

À l'ouest des rails («West of the Tracks», Wang Bing, 2003)