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YVANE CHAPUIS Qu’est-ce qui a motivé ton choix de mettre en scène ce texte de Sophocle écrit il y a près de 3000 ans et qui concerne la guerre?

GWENAËL MORIN Le choix d’une tragédie grecque a d’abord été déterminé par des préoccupations d’ordre formel. Quand j’ai fait Guillaume Tell d’après Wilhem Tell de Schiller (théâtre intégré à Swiss Swiss Democracy 1 de Thomas Hirschhorn), j’avais eu recours par moments, pour intensifier la frontalité du rapport au public, à une élocution « en choeur », primitive et brutale. J’ai eu très vite envie d’approfondir l’expérience avec un texte qui intégrerait cette fois dans sa construction même la forme spécifique du choeur. J’ai décidé de monter quelle qu’elle soit une tragédie grecque. Le choix de Philoctète est devenu nécessaire seulement dans un deuxième temps, quand il a fallu constituer une équipe et proposer aux autres un contrat clair, donc un texte. J’avais en 2001 envisagé de monter la version de Philoctète de Heiner Müller, tout simplement parce que j’avais été atteint par la fulgurance du texte, et en particulier par des phrases comme «Tais-toi grec avant que je ne t’arrache la voix» ou «Que ne puis-je me refondre moi-même en projectile qui tue et a le sentiment de son acte» ou «Pourquoi le dieu m’a-t-il refusé les yeux pour voir mes propres yeux voir?», etc. Mais j’acceptais au même moment avec enthousiasme une commande de la Comédie de Valence pour un texte de Strindberg, Mlle Julie, pour lequel je n’avais pas d’amour particulier. Dès lors que la simple émotion littéraire préside seule au choix de mettre en scène un texte, celui-ci devenait suspect et, en tout cas pour moi, insuffisant. Je renonçai une première fois à Philoctète, affirmant que le théâtre devait être plus qu’un amplificateur de poésie. Confronté au choix d’une tragédie grecque, et pour ne pas avoir à chercher «la bonne», j’ai pris une revanche sur mes premiers désirs et sans réfléchir j’ai choisi Philoctète. Il n’y avait pas de choeur chez Müller, j’ai pris la version de Sophocle. Le thème de la guerre s’est imposé une fois qu’il était trop tard, c’est-à-dire une fois le travail à l’intérieur du texte de Sophocle déjà engagé. La pièce ne décrit pas la guerre, mais ses différents personnages y entrent en relation à cause de la guerre, jusqu’à devenir la guerre elle-même. 
Il fallait, pour que l’échange de paroles entre eux atteigne un niveau d’efficacité théâtrale maximum, les hisser au niveau de ce que peuvent être des échanges de tirs. Et il fallait que la portée de ces échanges soit énorme, démesurée, au-delà de l’échelle des enjeux d’une lutte d’homme à homme, pour devenir grosse comme l’issue de la guerre. La guerre de Troie pour Philoctète, la guerre permanente, en fait, toutes les guerres, notre guerre. Quand je dis «efficacité théâtrale», je veux parler de «pouvoir de la parole»: le théâtre livre une expérience de la parole dans son pouvoir de transformation du monde (le théâtre est un art qui donne forme au monde par la parole). Avec Philoctète, j’ai choisi d’utiliser le thème de la guerre pour activer ce pouvoir. Guerre et choeur, choeur et guerre Enfin, que Philoctète soit un texte de 3000 ans n’a pas eu beaucoup d’importance pour moi. Vivant, je considère que tous les textes qui existent aujourd’hui me sont contemporains. Toutefois, il a été très gratifiant de découvrir intuitivement la proximité de nos mécaniques spectaculaires contemporaines de celles induites par le texte de Sophocle. 

YC Quelle attitude as-tu adoptée face à ce texte? S’agissait-il pour toi de le porter à la connaissance du public ou de le mettre au service de ta propre conception du monde? 

GM J’ai essayé de te dire que finalement c’est une conjonction de forces extérieures et contextuelles qui m’ont arrêté sur le texte de Sophocle. J’ai fait en sorte de ne pas devoir le choisir, encore moins pour porter un enseignement ou comme un masque de propagande à mes propres idées. Arrivait un point où la question de choix était épuisée. Il fallait décider. Rien n’était plus justifiable, je m’étais jeté dans une situation d’absolue nécessité. Devenu ma propre victime, mon propre veau d’or, au coeur du paradoxe de ne pas pouvoir dire pourquoi je dois dire ce que d’autres disent. Et je devais m’en départir en passant à l’acte. Le texte de Sophocle devenait l’outil avec lequel je devais agir. Exit les questions de compréhension de contenus, d’utilité du texte, il devenait le seul texte et je tombais dedans en plein chaos. C’était mon tour maintenant de prendre la parole, la prendre et lui donner forme, définir les contours de temps et d’espaces qui feraient qu’elle se tienne là, pure affirmation, dressée, comme un acte. 

YC Lors de tes premières réflexions sur la mise en scène du choeur tu as pensé travailler avec des amateurs, et plus précisément avec des personnes actives dans des associations. Ton idée était de leur proposer d’utiliser l’espace de la représentation théâtrale comme tribune. En définitive, la résolution formelle du choeur a été tout autre. Tu l’as approché d’un point de vue résolument plastique, au sens sculptural du terme, tant dans sa dimension physique que sonore. Le texte du choeur est en effet la partie de la pièce de Sophocle qui a sans doute été la plus transformée, réécrite, pour devenir de véritables morceaux de poésie sonore interprétés par deux comédiennes qui font corps avec l’objet qu’elles maintiennent à deux mains: une barre en bois sur laquelle est fixée une série de têtes de mannequins. Comment décrirais-tu ce mouvement qui t’a conduit, d’une certaine manière, en ce qui concerne le choeur, d’une volonté d’ouverture de l’espace scénique à la société civile au choix d’une résolution plastique? 

GM Je cherche toujours dans un premier temps à réagir bêtement, littéralement aux contraintes. Oui, j’ai d’abord voulu faire comme les Grecs, c’est-à-dire confier le choeur à la responsabilité d’amateurs bénévoles «issus du peuple». Mais à la différence des Grecs, si je peux me permettre, sans les soumettre au texte, en leur laissant prendre la parole en leur nom, dans le cadre fixé par la mise en scène et à condition de réagir aux thèmes et à l’énergie développés par le spectacle. J’avais déjà pour un autre spectacle, Comédie Sans Titre de Federico Garcia Lorca, fait une tentative similaire : j’avais confié à une équipe extérieure à notre équipe de travail la liberté de faire irruption dans le spectacle en définissant au préalable un timing, des points d’entrée et des points de sortie. Le résultat était mitigé. La coexistence de deux entités était clairement lisible, mais le choc n’avait pas lieu et le spectacle restait un objet relativement unifié. Trop directif, je n’avais pas eu le courage du chaos. J’ai voulu, avec un choeur libre pour Philoctète d’après Philoctète de Sophocle, renouveler l’expérience. Mais j’ai renoncé brutalement. En partie à cause des contraintes d’organisation disproportionnées par rapport à l’urgence du spectacle, mais surtout parce que vouloir utiliser un pseudo choeur populaire d’aujourd’hui pour représenter un autre choeur antique fantasmé d’un temps où l’art et la cité auraient conjugué ensemble une civilisation idéale, risquait de produire une nostalgie consensuelle. Si je devais constituer un choeur contemporain d’amateurs bénévoles, ce devait être en toute autonomie, sans soucis de représenter quoi que ce soit d’autre. Pour continuer, j’ai dû rompre radicalement avec cette hypothèse et reprendre à zéro. Un choeur, c’est plusieurs voix. Deux voix, c’est donc déjà un choeur. J’ai proposé à Fanny De Chaillé et Barbara Jung d’en prendre la responsabilité. Leur deux voix rendaient la présence vocale du choeur convaincante. La présence physique de seulement deux corps était en revanche trop faible. Elles se sont dotées chacune des barres de têtes en polystyrène que tu évoques (élément délibérément emprunté au vocabulaire formel de Thomas Hirschhorn). Ces attributs, traduction littérale de la multitude et aussi succédané d’une sorte d’objet liturgique, conféraient au choeur une autorité physique convaincante. Dès lors, en plus de son entité vocale utile en termes de relances, de commentaires, d’interrogations des personnages, la forte entité physique du choeur (ou plastique, pour reprendre tes mots) m’a permis de l’utiliser comme focale variable sur le déroulement de l’action. Un peu comme ces caméras embarquées, utilisées maintenant régulièrement dans le théâtre contemporain, mais sans avoir besoin ici de retransmission sur écran géant. L’engagement du choeur dans le dispositif scénique permettait de matérialiser les foyers de l’action, de les intensifier, de les déplacer, de les dédoubler. Le public avait deux points de vue, le sien propre, depuis les gradins, autonome mais fixe, et celui induit par le choeur, évolutif et dirigé. Cette capacité du choeur à «focaliser» le spectacle m’a permis de me défaire partiellement de l’effet d’image induit par le cadre de scène traditionnel. Le spectacle tel que nous l’avions fait à Lyon au Théâtre du Point du Jour sur une scène «normale» n’a pas eu à subir de modification profonde lorsque nous l’avons présenté dans un espace complètement étiré en largeur aux Laboratoires d’Aubervilliers. En présentant Philoctète d’après Philoctète de Sophocle dehors, sur l’esplanade des Laboratoires d’Aubervilliers cet été, je veux voir à quel point la stabilité plastique du spectacle est capable de résister. En définitive, la résolution formelle du choeur par un choeur à deux voix avec des barres de têtes m’a permis d’impliquer le public sur scène tout en le laissant dans les gradins. Ce qui rejoignait mon désir initial de déléguer sur scène un choeur représentant la société civile face à une société civile constituée en public dans les gradins. 

YC Pourrais-tu en dire un peu plus sur ces mécaniques spectaculaires contemporaines et sur celles induites par le texte de Sophocle que tu évoques?

GM Je me suis un peu laissé aller: «mécaniques spectaculaires contemporaines» et patati et patata… C’est un peu grandiloquent. Plus simplement, j’aime par le travail trouver des solutions simples à des problèmes compliqués. Exemple: le texte tire des lignes multiples et complexes autour du personnage d’Ulysse. Il est ressorti de toutes nos hypothèses qu’Ulysse pouvait apparaître comme une représentation masquée de Dionysos, le dieu. Comment représenter cela? Un dieu ne parle pas, d’autres parlent en son nom: les oracles, des médias, et les représentations divines. Peintures, sculptures sont visibles «éternellement», mais muettes. Si Ulysse est dieu, il doit être omniprésent et se taire. Il se tiendra là où on reste et ne parle pas, c’est-à-dire dans les gradins. Nous avons répété avec Ulysse dans les gradins et ça a tenu. Sa présence dans les gradins à contribué à faire le spectacle. Peu m’importe qu’au final la relation entre Ulysse et Dionysos soit lisible. Les problèmes de représentation induits par Sophocle m’ont conduit à proposer une solution pour le personnage d’Ulysse qui a finalement nourri abondamment la lisibilité de l’ensemble du travail. Cette sensation de comprendre l’autre de 3000 ans en le prolongeant dans une forme qui vient de moi au présent, cette sensation d’être relié est gratifiante parce qu’elle me donne de l’espoir, et l’espoir est une énergie qui me fait agir. La relation à l’autre est créatrice. Je te disais que j’avais d’abord approché Philoctète dans la version de Müller. Dans sa version, vers la fin, Néoptolème, l’envoyé d’Ulysse, tue Philoctète. J’ai repris cette version. Chez Sophocle, c’est l’apparition surnaturelle et spectaculaire d’Héraclès qui clos le spectacle. J’ai voulu dans Philoctète d’après Philoctète de Sophocle que ce soit une mort qui clos le spectacle. Quelqu’un me disait en sortant du spectacle: «En fait, la seule chose qui nous sépare des grecs ce sont des morts». Motus. 

YC Tu dis que ces barres de bois avec têtes de mannequins sont délibérément empruntées au vocabulaire formel de Thomas Hirschhorn. C’est vrai également pour l’ensemble de ce qu’on appelle la scénographie, le décor, qu’il s’agisse des pierres réalisées en bois et ruban adhésif marron, du texte photocopié, affiché et annoté à la main ou encore de la banderole (ellemême empruntée à certaines formes d’expression populaires). Peux-tu revenir sur ce «délibérément»? Autrement dit, quelle relation entretiens-tu avec son travail? 

GM Je te réponds en trois points. «Cachez ce sein que je ne saurais voir». Je suis entré en contact avec Thomas Hirschhorn et je suis devenu l’un de ses assistants parce que j’admire son travail. Il m’apporte beaucoup et me fortifie en tant qu’homme, et en tant qu’artiste je veux intégrer cette réalité à mon propre travail. Pourquoi détourner les yeux de ce que j’admire? Je ne cherche à absorber le choc par aucune stratégie de citation ou de référence, juste je copie. Je copie et je plaque. Quand j’ai un manque plastique, comme par exemple pour le choeur, je puise les formes qui me manquent dans le vocabulaire de Hirschhorn et je les plaque sur scène. C’est du vol, je suis vu, je suis pris, pas de problème, la répression peut tomber, je m’expose. «L’outil de production appartient aux ouvriers». La mise en place des grandes sculptures de Hirschhorn demande de la part des assistantsconstructeurs un engagement puissant et mobilise une sur-énergie que l’oeuvre enregistre et restitue au final comme un de ses éléments constitutifs propres. Cette sur-énergie est un outil dont j’ai besoin pour faire du théâtre et je cherche souvent à la reproduire en répétition. Je mets à profit mon expérience avec Hirschhorn et il m’arrive de demander aux acteurs de faire des choses que j’ai moi-même dû faire avec lui. «Qui suit ne dépasse pas». Quand régulièrement je dis à Thomas: «Voilà, j’ai emprunté ou j’ai l’intention d’emprunter telle ou telle chose», sa réponse invariablement est: «Qui suit ne dépasse pas.» Je crois qu’il emprunte la formule à Lance Armstong, le cycliste. Oui, c’est vrai j’essaye de coller à sa roue, de profiter de l’aspiration. Parfois je prends le relais, comme pour le théâtre intégré (Swiss Swiss Democracy), puis je décroche, je suis repris par le peloton, le groupe, ma force de travail. Cette métaphore pour revendiquer une chose : ma dépendance à l’autre. J’ai besoin d’un poète, j’ai besoin des acteurs, j’ai besoin d’un public pour faire mon travail. Tout seul, je ne tiens pas. J’essaye, je ne tiens pas. Est-ce une faiblesse? Je veux en faire une force: je fais du théâtre.


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Gwénaël Morin était artiste associé aux Laboratoires en 2006. Philoctète d’après Philoctète de Sophocle (2006) est présenté sur l’esplanade des Laboratoires d’Aubervilliers les 27-28- 29 juillet 2007 à 20h dans le cadre du festival Paris Quartier d’été, www.quartierdete.com

Mise en scène par Gwénaël Morin
Avec : Marief Guittier (Philoctète), Guillaume Bailliart (Néoptolème), Vincent Schmitt (Ulysse), Barbara Jüng et Fanny de Chaillé (le choeur), Michel Coquet (le Réveilleur d’Ulysse). Merci à Elodie Erard (administration).
Coproduction : Théâtre du Point du Jour/Lyon, Théâtre Jean Vilar, scène Rhône-Alpes/Bourgoin-Jallieu, Les Laboratoires d’Aubervilliers. Avec le soutien du Ministère de la Culture/DRAC Rhône-Alpes, de la Région Rhône-Alpes, de la Ville de Lyon et de l’ONDA.

 

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