Entretien avec Franck Leibovici (suite)¹ par Grégory Castéra


1.

franck leibovici  … dans ces images que tu poses devant nous, l’atelier est présenté de différentes façons: matisse rend compte des objets présents sur la table et de choses accrochées au mur; braque fait de même mais ajoute un personnage plongé dans une activité secondaire, ludique peut-être, complémentaire sûrement; bazille, lui, peuple son espace de travail d’individus, qui sont probablement des camarades à lui, s’affairant à des tâches diverses (l’un joue du piano, d’autres discutent d’affaire sérieuses, etc.). la question de l’atelier, que tu suggères, est intéressante, mais j’ai l’impression que celle des «formes de vie» ne coïncide pas tout à fait avec elle, car l’atelier renvoie immédiatement vers la cellule de production, or la notion d’écosystème voudrait sortir de cette séquence production-exposition-contemplation. en revanche, il peut être amusant de se demander, à partir de ces images d’atelier, quelles formes de vie s’y implicitent. il n’est pas anodin d’en faire un espace de solitude ou, à l’inverse, de mondanité. vider ou peupler: deux formes de travail, qui parfois se rejoignent.

Grégory Castéra  Je t'ai montré ces images car il me semble que le thème de l'atelier d'artiste, par l'étendue des œuvres et documents qu'il comporte, constitue un des horizons d'attente majoritaires quant aux coulisses de la production d'une œuvre et la représentation de la vie d'un artiste. C'est au lycée que j'ai découvert cette photo d'André Breton. Elle m'évoquait une certaine idée de «l'homme cultivé». J'interprétais la collection en arrière-plan comme une allégorie du savoir accumulé en une vie - variété des cultures, noblesse des matériaux et raffinement du goût. Tout comme la bibliothèque, la collection est une représentation archétypale d’une forme de vie², autant dans sa composition, son organisation que dans ses usages. Mais il me semble peut être plus intéressant pour ton projet de connaître comment la collecte s’est effectuée. Pour Breton, ignorant tout de lui, je fantasmais un homme décidé qui affirmait ses opinions en public, un misogyne charmeur avec une fortune personnelle suffisante pour lui permettre de voyager, acheter des œuvres, avoir un bel appartement et ne dépendre de presque personne...

fl  …alors qu’en fait il n’avait qu’un petit appartement très modeste, rue fontaine, et que beaucoup de ces objets étaient acquis à drouot, et ne possédaient à l’époque qu’une très faible valeur économique.


L'Atelier rouge
Henri Matisse, L'Atelier rouge, 1911
   
L'Atelier de Bazille
Frédéric Bazille, Edouard Manet, L'Atelier de Bazille, 1870

L'Atelier d'André Breton
Sabine Weiss, L'Atelier d'André Breton, 1960

Atelier de Georges Braques  
Atelier de Georges Braques


2.

GC  Parmi les réponses que nous recevons, certains artistes proposent des œuvres, d’autres des documents. Comment rends-tu compte du statut des propositions dans ton enquête?

fl  cette partition œuvres/documents est le fait de certains artistes, pas du mien. l’exercice demandé relève, encore une fois, d’une invention de formes de représentation. en cela, l’enquête porte bien sur une question poétique, au sens étymologique de «fabrication de forme» (poiein). une réponse, pour être pertinente dans cette enquête, doit inventer une forme. son statut est donc, selon moi, en amont de la distinction œuvres/documents.

GC  Hier, nous avons rencontré ________________. Celui-ci disait que sa contribution à l’enquête serait textuelle. Il a d'ailleurs distingué ses œuvres (qui relèvent principalement d'installations et pièces sonores) des documents qu’il publie sous forme de livres. Tu lui as répondu que, pour représenter une forme de vie, les techniques que l'artiste maîtrise peuvent être plus appropriées que le texte. Alors que, conventionnellement, le texte est reconnu comme la principale technologie de la discursivité, tu affirmais qu'«une peinture peut être une proposition théorique». Il me semble utile d'expliciter les controverses auxquelles cette affirmation fait référence.

fl  oui, le texte ou la conversation sont les outils traditionnellement mobilisés pour contextualiser, «mettre en situation», cadrer précisément un travail. il est courant que, lors d’un vernissage, l’artiste présente personnellement l’exposition sous forme de visite guidée, ou qu’il écrive un texte fonctionnant comme une note d’intention. or, il m’intéresse que l’artiste utilise ses outils habituels, issus de sa pratique, pour se livrer à l’exercice d’invention de représentation demandé. je ne cherche pas une explication causaliste des œuvres, je ne cherche pas non plus des commentaires sur les pratiques artistiques. il aurait été tout à fait possible de demander à un sociologue de l’art d’étudier les pratiques d’un ensemble d’artistes, et d’en livrer une analyse. mais ce n’est pas ce que je cherche. il est important pour moi, non seulement, de demander aux indigènes du groupe étudié de représenter leurs cosmogonies respectives, mais, dans ce travail de représentation, je cherche aussi à éviter au maximum tout métalangage. c’est pour cela que la demande est si difficile: les artistes sont priés d’utiliser les outils qui font leur pratique, pour produire des représentations de leur écosystème. en aucun cas, il ne leur est demandé de livrer un commentaire méta- sur leurs pratiques (la «documentation» ou le para-).

GC  Il me semble pourtant que produire une représentation d'un écosystème pourrait relever du métalangage ? c’est à dire produire un langage qui consiste à parler du langage lui-même.

fl  justement pas. le méta- implique une distance, et une différence de niveau (on se situe à l’étage au-dessus). ici, la redescription se passe de l’intérieur, le vocabulaire utilisé n’est autre que celui ordinairement pratiqué par l’artiste quotidiennement. quand on est au milieu des choses, on peut arpenter un territoire, et décrire ce qu’on y voit, mais on n’essaiera jamais de s’extérioriser, de sortir de soi. ce serait comme vouloir se soulever soi-même par les cheveux...
le projet demande un travail d’invention de représentations, aussi ai-je toujours la crainte que répondre par un texte ou une conversation ne remplisse qu’une partie de l’enquête: du contenu, qui évacuerait la question de la forme. à moins que l’artiste ne pense la conversation ou le texte comme une de ses pratiques, à la manière de david antin³ - ce qui est alors différent. à l’opposé de ce genre d’enquête, se trouvent ainsi les réponses statements. malheureusement, elles n’aident en rien, car les statements fonctionnent sur un mode similaire au méta-. en terme d’énonciation, le statement exprime la subjectivité d’un «je»: «moi, je pense que...» (en général, suivi d’une indignation). la notion de «forme de vie» viserait plutôt à se défaire d’un «je» un peu simpliste et à construire une énonciation collective un peu plus articulée. on a besoin de cartographies, pas de statements.

GC  La peinture peut donc être une proposition théorique car elle peut être plus utile qu’un texte pour cartographier une pratique.

fl  la peinture ou n’importe quoi d’autre. oui, une peinture peut fonctionner comme une proposition théorique. il faut distinguer le régime d'écriture (théorique, ludique, informatif) du format utilisé (article universitaire, vade-mecum, livre de vacances). même si, habituellement, les deux se confondent (c'est surtout dans les articles universitaires, que l'on a appris à repérer le régime d'écriture théorique), on gagne néanmoins à les distinguer, car on obtient alors plus de libertés d'action. un régime d'écriture peut donc investir différents médiums, différents formats, différents supports. de même qu'un format (medium, support) peut accueillir différents régimes d'écriture.
jean-luc godard raconte cela très bien dans ses premiers textes quand il dit que lorsqu'il était aux cahiers du cinéma, il faisait déjà des films, mais avec un papier et un stylo, et qu'ensuite il a continué à faire de la théorie, mais avec une caméra.

GC  Autrement dit, si je reviens sur tes remarques précédentes sur le métalangage et sur la peinture comme proposition théorique, il y aurait un malentendu dans ce qu’on entend par théorie.

fl  bien souvent, des poètes ou des artistes mettent en avant un refus de «théoriser sur» leur pratique. évidemment, s’il s’agit d’en rajouter une couche, de produire un commentaire jargonneux destiné à fournir la plus-value d’un travail, cela peut se comprendre. mais peut-être y-a-t-il un malentendu sur ce qu’est la théorie, peut-être y-a-t-il un problème de préposition: la théorie n’est pas «sur», mais «dans» ou «au sein de», elle est concomitante à la pratique, ce sont les deux faces d’une même pièce. d’ailleurs, bien souvent, ces mêmes artistes élaborent leurs pratiques sur une «position théorique» très nette: ils savent exactement ce qu’ils font, ils refusent un certain nombre de choses, développent une direction claire. le refus initial disparaît quand il ne s’agit plus de parler sur, mais d’arpenter un territoire. en fait, on pourrait presque dire que leur pratique façonne leur position théorique. dans le titre d’emmanuel hocquard, «théorie des tables»⁴, on sent bien que la théorie n’est pas de l’ordre du méta-: la «théoria», c’est la contemplation. pourquoi «des tables»? la table, c’est un support, c’est ce qui permet de poser des choses: sans base, sans support, les objets tomberaient par terre, s’effondreraient. la table, c’est en définitive ce qui permet de voir les choses, d’en mettre même plusieurs, de natures différentes, côte-à-côte. la table devient ainsi une technique de visualisation. une «théorie des tables», c’est ce qu’on fait quand on se pose la question de savoir comment faire apparaître des objets, comment rendre visible des choses qui n’ont à ce jour pas encore de plan, comment les stabiliser. les tables proposent une autre échelle de plan pour définir d’autres cadrages. la théorie n’a que peu à voir avec le méta-, elle traite, avant tout, de questions d’échelles.


3.

GC  Une large part du travail, avec l'équipe des Laboratoires d'Aubervilliers et les artistes qui participent à l'enquête, consiste à expliciter le lexique que nous utilisons - les formes de vie, l'écologie d'une pratique, etc. L'application de ces termes à un champ qui ne leur sont pas propres relève de ce que Nelson Goodman appelle la «métaphore»⁵. Pour Goodman, une métaphore est liée à un ensemble d'usages, et ne peut donc être désignée que pour une période donnée. Dans ce sens, le travail d'explicitation auquel nous nous appliquons dans les récits ordinaires me semble relever d'une «dé-métaphorisation».

fl  tout à fait d’accord, il faudrait voir ce projet comme une tentative de littéralisation des expressions «formes de vie» et «écosystème»: ces termes ne sont pas encore «implantés» dans l’usage courant mais ils pourraient être fort utiles pour changer certaines choses, ou sortir de certaines apories. le travail de redescription demandé aux artistes, consistant à rendre compte du parcours qu’ils empruntent quotidiennement, littéralise ce qui pouvait être auparavant considéré comme métaphorique.
en cela, dé-métaphoriser et littéraliser (c’est-à-dire, décrire), c’est proposer un nouveau lexique, et cela a pour conséquence directe, si ce nouveau lexique est utilisé, de modifier nos habitudes de vision ou d’action (nos croyances) car, soudainement, les objets changent d’échelle, de format, les repères ne sont plus les mêmes - ce n’est plus seulement l’artefact exposé qui est saisi, mais un ensemble beaucoup plus large qui reçoit un nouveau nom. c’est un peu ce qu’on disait dans notre dernière discussion: ce qui est visé en dernier ressort, c’est la modification des cadres de perception de ce qu’on appelle une œuvre d’art. du coup, il devient impossible de distinguer la dimension politique du projet de questions d’ontologie de l’art.

GC  Si je résume, cette modification des cadres de perception rend saillants les types de collectifs qu’une pratique artistique va engendrer - en terme de composition, de temporalité, de dynamique d’échange et de renouvellement de ses membres, etc. Les œuvres sont autant ce par quoi ces collectifs se forment que ce qui est construit par ces collectifs.
Le modèle qui articule les fonctions de production/création et de réception/interprétation est-il toujours opératoire dans le cadre des formes de vies? Et comment aborder l’idée de discipline artistique depuis les formes de vies?

fl  c’est une très bonne formulation que tu proposes là: «une modification des cadres de perception destinée à rendre saillants les types de collectifs qu’une pratique artistique engendre». disons que le modèle création/interprétation se capillarise... à partir du moment où l’on se met à lier les œuvres aux collectifs qu’elles engendrent, il arrive un moment où il devient difficile de distinguer, de façon étanche, une audience d’un producteur, car les participants d’un collectif sont partie prenante d’un projet - de près ou de loin - et sont, tout à la fois, acteurs et récepteurs. ils forment le «public» d’un projet. celui qui est capable de voir les types de collectifs qu’une pratique artistique engendre, gagnant ainsi une sorte de compétence gestaltiste⁶, continuera à interpréter les œuvres, mais son interprétation ne se fondera pas sur les mêmes ensembles.

GC  Et pour les disciplines?

fl  elles sont un des moteurs producteurs des «formes de vie», car elles sont liées à cette question de l’exercice, de l’entraînement et de l’ascèse. il est d’ailleurs amusant de remarquer qu’en anglais, pour dire «s’entraîner à», on traduit par «to practice». c’est vrai en sport, en art, en religion, en politique...


4.

GC  Demander à des artistes de produire des visualisations qui représentent leurs formes de vies implique que ceux-ci choisissent ce qu'ils veulent rendre saillant, laissant inaccessible un ensemble de paramètres qui pourraient être considérés comme des conditions minimum de contextualisation, par exemple (j'exagère volontairement les critères) le lieu de naissance, le(s) lieu(x) de travail, la religion et la culture religieuse, les sensibilités politiques, le genre, le sexe, la sexualité, les revenus, la part de ces revenus allouée à la consommation, aux voyages, à constituer un fond de roulement (très important chez certains artistes ayant une pratique liée aux nouvelles technologies par exemple), la formation initiale et supérieure, les pairs ayant eu une influence, le rapport aux médias et à la culture en général, les autres pratiques (hobbies, boulots alimentaires), etc. En résumé: quels sont les critères de validité d'une réponse?

fl  oui, c’est vrai: l’enquête ne ressemble pas au «jeu de la vérité» de patrick sabatier. on ne cherche pas à révéler des scoops, ni à violer des intimités. les artistes rendront donc saillants ce qu'eux-mêmes auront jugé pertinent. cela demande, d’une part, une grande honnêteté de l’artiste, car celui qui se défile par un bon mot ne nous aidera en rien, mais, d’autre part, cela indique aussi qu’accepter les représentations indigènes implique de ne pas évaluer les réponses à partir de critères extérieurs, et encore moins d’essayer de lister exhaustivement tous les critères qui pourraient jouer un rôle pour les appliquer systématiquement à chaque cas. c’est le groupe concerné qui décide des épreuves à mettre en place pour évaluer l’intérêt d’une réponse, pas un ensemble de critères pré-établis par le ministère ou l’université. pour juger de la pertinence ou de l’efficacité des réponses, il faudra donc attendre, attendre de voir si elles permettent de faire bouger les choses ou les regards, ou si elles ne font que reconduire l’existant.
faire confiance aux artistes dans leur choix des saillances, c’est aussi quitter une posture critique qui chercherait à découvrir les vrais mécanismes cachés derrière, présidant au fonctionnement réel du monde de l’art, pour mieux les dénoncer. j’allais dire: s’ils sont honnêtes, les artistes savent ce qu’ils font quand ils répondent de telle ou telle manière. mais je dirais finalement plutôt ceci: s’ils sont suffisamment attentifs, ils arriveront à décrire ce qu’ils font avec exactitude (au lieu de dire ce qu’ils pensent qu’ils font). avant d’effectuer ce type d’exercice, on ne sait pas exactement ce qu’on fait, non parce qu’on agirait de façon inconsciente, mais parce qu’on automatise nos routines, et que par-là, on les invisibilise. ou encore, parce qu’on cadre certains gestes comme des préalables à d’autres, quand ils devraient être décrits pour eux-mêmes.⁷


5.

GC  Maintenant que la plupart des réponses à l’enquête sont arrivées, comment procèdes-tu pour traiter les données??

fl  la semaine dernière, nous avons commencé à «dépiauter» les premières réponses. étaient présents les trois directeurs des laboratoires d’aubervilliers, alice chauchat, nataša petrešin-bachelez et toi, ainsi que virginie bobin, qui coordonne le projet, claire harsany qui s’occupe de l’administration, et anne millet, qui s’occupe de la communication. nous avons pris les réponses les unes après les autres. quand l’un de nous en savait un peu plus que les autres sur l’artiste en question, il tentait de contextualiser la réponse que nous avions sous les yeux. nous lisions donc les contributions à la lumière de ce qui était apporté par les conversations. car, bien évidemment, une image ne parle pas d’elle-même. c’était une expérience très riche, une expérience de lecture, ou de vision, qui est, en réalité, très ordinaire: voir comment un groupe entre dans une entreprise de déchiffrement.
durant les mois de juillet et août, c’est à cette activité que nous nous attellerons. on verra alors quel rendu public est le plus pertinent.

GC  Même si pour certains artistes, nous étions capables de contextualiser leur proposition, il apparaît aussi que nous ne sommes pas experts pour bon nombre d’entre eux. Ce manque d’information est-il un problème pour certaines réponses? L’inexactitude de nos connaissance peut-elle te servir ou vaudrait-il mieux rencontrer des spécialistes?

fl  c’est une question à la fois difficile mais centrale pour ce projet. car elle pose le problème de l’expertise. d’une part, une image ne parle pas d’elle-même. donc, effectivement, mieux on la contextualisera, mieux on connaîtra son fonctionnement et le cadre pour lequel elle a été prévue, mieux ce sera. en ce sens, le problème du statut des réponses, la façon de s’en saisir, est identique à celui que l’on connaît face à une œuvre.
dans le même temps, ces réponses sont censées permettre un mode d’appréhension différent de l’œuvre de l’artiste, un changement d’échelle. elles doivent donc permettre de faire fonctionner différemment les travaux de l’artiste en question. ce qui veut dire qu’on a deux usages possibles des réponses que nous sommes en train de recevoir: soit on les articule à un corpus d’œuvres pré-existantes et on voit comment elles modifient la perception de l’ensemble, soit on cherche à les faire fonctionner pour elles-mêmes. le premier usage vise à modifier les questions que l’on se pose face à une œuvre exposée, ou à en ajouter de nouvelles (quelle forme de vie peut produire un tel travail? ou quelle forme de vie est engendrée par une telle pratique?). le second usage porte spécifiquement sur la question de l’invention de formes de représentation de quelque chose qu’on ne sait pas encore représenter. dans le premier cas, on fera attention à ce qui est dit, et c’est dans ce processus d’interprétation que la question de l’expertise peut se poser. dans le second cas, on portera son attention sur le caractère plastique de la réponse.
évidemment, les deux usages ne sont pas totalement dissociables, ils se nourrissent l’un l’autre. mais il y a toujours cette utopie de l’outil qui consiste à penser que, pour le second cas, la forme inventée pourrait circuler et s’appliquer à d’autres travaux. on navigue donc entre deux conceptions de la réponse: d’une part,  une autonomie de la réponse, une auto-suffisance de sa plasticité fondée sur l’espoir que, réussie, elle pourrait devenir une quasi-«technologie intellectuelle»⁸, un format de description d’une nouvelle échelle; d’autre part, une réponse-prothèse, qui en s’adjoignant de façon particulière à un corpus spécifique, produit une nouvel ensemble, une nouvelle définition de l’œuvre. dans un cas, on rêve une circulation publique d’outils, dans l’autre, l’extension de ce qu’on appelle «œuvre» passe toujours par de l’ad hoc, et n’est pas véritablement généralisable.
si je voulais être méchant envers moi-même, je dirais presque qu’on retrouve la tension traditionnelle, mais en des termes très différents et par des chemins tout autres, de l’œuvre moderniste: entre singularité et universalité...


Entretien publié dans le Journal des Laboratoires de sept-déc. 2011

ARF


¹ Lors du précédent entretien (Journal des Laboratoires de mai-août 2011), Grégory Castéra et Franck Leibovici ont discuté de différents aspects de la notion de «forme de vie», de la maintenance d’une pratique aux formations collectives, des enjeux publics du projet et de la redéfinition de l’œuvre qui s’en suit.



² On se souviendra notamment des bibliothèques de Jean-Luc Parant, Yann Sérandour, Martha Rosler ou Jean-Yves Jouannais, qui ont été rendues publiques en étant exposées, troquées, discutées, etc..



³ David Antin improvise des talk poems qui entrelacent le récit, la conférence, l'anecdote, le monologue, la méditation et le dialogue philosophique. On a dit de lui qu'il était «un mélange de Mark Twain et de Gertrude Stein», «un croisement de Lenny Bruce et de Ludwig Wittgenstein». (source: Les Presses du Réel)



⁴ Emmanuel Hocquard, Théorie des tables, POL, Paris, 1992



⁵ Pour Nelson Goodman (cf. Langages de l'art: Une approche de la théorie des symboles, Éditions Jacqueline Chambon, Nice, 2005), la métaphore consiste à implémenter (c’est-à-dire, à activer) une notion dans un contexte qui lui est étranger. Le transfert d’un «royaume» vers un autre s’opère par la sélection et la mise en avant de certaines étiquettes. Si un homme est qualifié de «bulldozer», c’est généralement, l’idée de «force» qui est mobilisée. Mais, des prédicats habituellement placés en second plan, peuvent, dans certaines situations, remotiver le transfert: avancer en ligne droite de manière imperturbable, avoir des chenilles en guise de roues, etc. (appliquons cette image taurique à un coureur de fond et observons ce qui s’en dégage). La littéralisation de l’expression «formes de vie» pose donc la question non seulement des modalités d’implémentation de l’expression, mais surtout celles de son implantation (pour user de l’expression d’Olivier Quintyn): «une métaphore est, d'abord ou logiquement, une opération d'implémentation (lexicale et cognitive), mais si elle "réussit", ou si elle est lexicalisée, ou si elle produit simplement des effets, elle peut se réimplanter ou modifier les implantations des prédicats ou des concepts qui lui sont associés». 



⁶ Née au début du XXe siècle, la gestalt-theorie est à la croisée de la psychologie de la perception et de la phénoménologie. Elle vise à dégager les lois qui permettent à chacun de saisir perceptuellement les formes. Contre un essentialisme ou un idéalisme qui penserait ces dernières comme existant par elles-mêmes, la gestalt-theorie considère que c’est dans l’action qu’émergent conjointement un sujet et un objet.



⁷ Un peu comme en psychanalyse où il ne s’agit pas de savoir si le/la patient/e dit la «vérité» des faits, mais de comprendre quelles représentations il/elle met en place. Ou encore, en ethnologie, lorsqu’on demande au groupe étudié de reconstituer sa cosmogonie, sans se demander si la danse rituelle décrite fait, au regard des critères de notre science moderne, effectivement tomber la pluie.



⁸ Le terme de «technologie intellectuelle» est tiré de l'ouvrage de Jack Goody La raison graphique, Éditions de Minuit, Paris, 1979.