Todd Shephard* en conversation avec Marion von Osten et Mihaela Gherghescu (traduit par Aurélie Foisil)


Marion von Osten  L’idée de cette conversation et plus largement, du projet Architectures de la décolonisation, est de prendre de la distance par rapport à des territoires où les conflits et les concepts sont apparus à l’heure de la décolonisation, pour se demander si le déclin des empires coloniaux et le mouvement anticolonial ont changé les pratiques intellectuelles et esthétiques en Europe. Comment se sont-elles radicalisées, et si cela n’a pas été le cas, pourquoi? Il s’agit de s’interroger sur la décolonialité en Europe, notamment sur le territoire parisien, car Paris peut être vue comme une zone de contact où des gens très différents se croisent, où des militants anticoloniaux rencontrent des acteurs des mouvements panafricains ou d’obédience tricontinentale aussi bien que des militants pour les droits de l’homme et autres combats sociaux. La décolonialité n’est pas née ailleurs, elle est apparue ici, en Europe, en France, car c’est ici que se situait le siège de l’Empire. Tu as beaucoup travaillé sur ces questions.

Todd Shepard  Au cours des recherches que j’ai faites pour mon livre, j’ai fait un choix qui était clairement un choix de discipline, celui de l’historien qui donne la prééminence aux sources primaires et aux archives. J’ai choisi cette approche en partie pour mettre en lumière les limites de ces certitudes méthodologiques. L’entière transparence est impossible : une perspective unique ne permet pas d’accéder à une vue d’ensemble. Mais l’approche par les archives peut cependant donner accès à certains points que les débats actuels rendent flous, comme par exemple la réalité de l’appartenance de l’Algérie à la France. Mes recherches montrent que ceci était «vrai» selon certaines modalités importantes, juridiquement et institutionnellement, c’est-à-dire dans la pratique des fonctionnaires, dans le fonctionnement des lois, dans les revendications sur la nationalité, etc. Dans un certain sens de réalité, nous savons que «L'Algérie française» est une assertion fausse. Mais si on observe attentivement les institutions, le service public, la bureaucratie, les lois de l’époque, on s’aperçoit à quel point cette «fausse» idée a influencé les pratiques et affecté les gens, car ceux-ci étaient légalement considérés comme Français. On s’aperçoit aussi comment, avec l’indépendance, ces actes et leurs conséquences ont été effacés. Une majorité de gens préfère dire aujourd’hui: «Et bien c’est faux, l’Algérie n’était pas française; et on ne devrait jamais la qualifier de cette manière».

MVO  Il y a donc une sorte de révision de l’histoire, comme si l’Algérie ne pouvait pas avoir fait partie de la «France d’outre-mer  ?

TS  Oui, par exemple... Prenez ce livre Chère Algérie, qui affirme que l’Algérie a coûté très cher à la France. Il occulte le fait que l’Algérie faisait juridiquement partie de la France et que la France a dépensé en fait beaucoup moins d’argent per capita en Algérie que dans toute autre région. Puis l’auteur ajoute que c’est un manque de respect pour les Algériens d’analyser ces relations compliquées sous l’angle purement juridique et de dire que l’Algérie était française. On trouve donc beaucoup d’incohérences historiques, aux conséquences idéologiques, que je trouve assez réactionnaires. Et en même temps, ce qui m’intéresse encore plus, c’est que les universitaires se refusent à considérer les impacts de «l’Algérie française».
En ethnographie et en anthropologie, par exemple, il y a eu cette participation massive au débat d’une nouvelle vague d’intellectuels, d’anthropologues antiévolutionnistes, antiracistes, Boasiens, Maussiens, qui luttaient pour garder l’Algérie française; cet épisode a disparu des récits actuels sur l’histoire de cette discipline. Bon, il faut admettre que ces gens ont fait naître des Abdelmalek Sayad, des Bourdieu, et comptaient parmi eux des gens vraiment intéressants comme Germaine Tillion. Mais tous ces efforts pour rendre l’Algérie vraiment française, au sens républicain, ont été effacés, si bien qu’aujourd’hui les gens évitent de parler du rôle qu’a joué cette histoire en France et dans les principes républicains en général.¹

MVO  Si j’ai bien compris, d’un côté, les intellectuels français ne pouvaient pas admettre la guerre contre les Algériens, et de l’autre, ils ne pouvaient pas accepter son indépendance et la perte qu’elle représentait pour la France d’outre-mer.

TS  Oui, et raconter aujourd’hui l’histoire de la France en Algérie, ce n’est pas dire que ça a été une chose paradoxale, problématique, c’est dire simplement: «Nous avons eu tort». C’est là qu’il y a déviation, c’est l’école de l’évitement de l’histoire coloniale française. L'Algérie et l’empire colonial apparaissent comme une erreur antirépublicaine. Mais on occulte le fait que chaque république avait un empire et que l’immense majorité des républicains était pour l’empire et que l’immense majorité des anticolonialistes n’était pas républicaine (en effet, au XIXème et au début du XXème siècle, beaucoup d’entre eux étaient réactionnaires). Et de fait, le consensus actuel est de dire que le pouvoir français en Algérie n’était pas républicain.

MVO  Et c’est assez intéressant de voir que cette amnésie a d’autres conséquences.

TS  Nous retrouvons ceci dans d’autres domaines, comme l’urbanisme, l’anthropologie, l’ethnologie qui ont versé dans l’histoire de l’évitement, avec son mot d’ordre «nous avions tort» et sa théorie selon laquelle l’Algérie n’a jamais été française, jamais vraiment républicaine. Il y a aussi cette idée d’une «théorie du traumatisme» liée aux violences qui ont accompagné la décolonisation et en particulier la Révolution algérienne. Dans cette perspective, le traumatisme serait le seul élément qui empêche les gens de parler sérieusement de ce qui s’est passé entre la France et l’Algérie. Mais il y a aussi eu des obscurcissements volontaires. J’insiste car je pense que le traumatisme de la violence et le choc des tortures systématiques et les centaines de milliers de gens tués ne sont pas les seules raisons de cette orientation que prend l’histoire. Il y aussi ce travail actif du discours «l’Algérie n’était pas française». Prenons par exemple Germaine Tillion: c’était une femme avec un grand sens critique, avec des opinions différentes de celle de la majorité des politiques français. Elle était en contact avec les gens du FLN, mais elle était aussi dans cette histoire compliquée où elle croyait profondément que l’Algérie ferait mieux de rester française. Comment raconter toutes ces histoires différentes en même temps? L’une des approches est de faire une étude psychanalytique du traumatisme avec tout un tas de méditations sur la manière dont le traumatisme et la violence expliquent le fait que cette histoire a été déformée ou mise de côté dans certains récits. Mais je pense qu’il est aussi intéressant de penser à tout ce travail institutionnel, à l’ensemble des pratiques instaurées par différentes disciplines, à l’ensemble des gens, des discussions qui ont été mis au ban de l’histoire car leur rôle était trop dérangeant.

MVO  Et ces pratiques remontent loin. Pour ce qui est de la politique du logement dans les colonies en Algérie, au Maroc et en Tunisie, le pouvoir séparait les musulmans des juifs en s’appuyant sur le droit. Ils ont appliqué cette catégorisation à l’esthétique de l’habitat moderne et ils ont divisé ces groupes dans leur espace de vie. Cela me fait penser à tes exemples de quotas, où ils commencent à mesurer le nombre d’Algériens…

TS  En réponse à la révolution, les politiques ont commencé à introduire des quotas dans la répartition des Algériens aux postes de fonctionnaires de l’État français. Cela découlait d’un effort plus large pour traiter la question du racisme en plein débat international sur les sciences sociales: le racisme français à l’égard des Algériens était reconnu. Et là, ils ont eu l’idée de faire des audits dans certains établissements (des sanatoriums, des hôpitaux, des centres d’hébergement, des entreprises industrielles – publiques ou privées) et ils se sont aperçus que ceux-ci agissaient déjà avec des quotas. Ils leur ont demandé une estimation globale du pourcentage d’Algériens que chaque établissement avait recruté. Les audits de l’État ont mené leurs études: les gens répondaient à leurs questions et leur donnaient des chiffres. Cela a permis à l’État de donner une orientation à sa politique, de proposer des quotas précis, dans un but de promotion sociale et afin de lutter contre la discrimination. Mais vu que les quotas existaient déjà («X Algériens travaillent ici») et qu’il n’y avait pas d’Algériens à des postes décisionnels, tout ceci a été perçu comme de la discrimination mesurée. Cependant, ce qui intéressait l’État, ça n’était pas l’intention de discriminer, c’était de savoir dans quelle mesure la discrimination existait et d’examiner ses effets.
Il y avait tout un jeu sur les chiffres, les chiffres fixes, mais quels étaient ces chiffres fixes avec lesquels les organismes, les entreprises industrielles, les hôpitaux travaillaient? Et comment l’État pouvait-il proposer d‘autres chiffres fixes qui devaient refléter les effets de la discrimination?
Dans les années 70, qui est la période sur laquelle je travaille à présent, la même discussion a eu lieu sur le «seuil de tolérance». Mais les implications ont été à l’inverse de celles des «quotas». L’idée qu’il y ait eu un seuil de tolérance parmi les Français à l’égard d’étrangers a suscité de nombreux débats au sein de l’État, certains disant que c’était 20% dans les écoles, 30% dans les hôpitaux, moins dans le logement. Au début des années 70, le seuil de tolérance était à la base de la politique de l’État pour traiter le racisme et permettre de lutter contre ce problème. Cela reposait sur l’idée que les réactions racistes étaient dues au nombre d’«étrangers» trop important au même endroit. Au lieu de mesurer les effets de la discrimination sur les Algériens, ils ont mesuré le nombre d’étrangers qui généraient ces effets discriminatoires.

Mihaela Gherghescu  C’est très intéressant que ces problèmes soient aussi présents dans tout le débat sur le discours du logement et de l’hygiène; et cela commence avec le discours de De Gaulle en 1958 sur la propreté des espaces à la périphérie de Paris.

TS  C’est surprenant d’entendre ce que les dirigeants disaient sur les familles [maghrébines] et le bruit à la fin des années 50. Cela s’entend aussi dans les années 1961-1962, où il y a une rupture par rapport à leur effort initial de reconnaître qu’il y a un racisme français. Ce qui revient, c’est la réaffirmation du modèle d’assimilation de la résistance algérienne, qui induit que c’est le nombre trop important d’Algériens qui est à l’origine du problème. A la fin des années 60 et au début des années 70, cela explose. Et les dirigeants parlent sans discontinuer de l’utilisation ou de la mauvaise utilisation de l’habitat et des espaces publics.

MVO  J’ai trouvé une situation similaire dans un autre cas, celui des projets de logement spécifique, les maisons modernes patio, qui ont été transférées du Maroc en Israël. En même temps que les soulèvements anticoloniaux au Maroc, il y a eu une montée de l’antisémitisme, en partie provoquée par la ségrégation imposée par les dirigeants coloniaux. Des juifs ont quitté le Maroc et se sont retrouvés dans ces maisons patio que les Français avaient construites au Maroc et qui sont maintenant utilisées dans les villes «en développement» ou villes du désert en Israël. Ces juifs marocains ont été soudain considérés comme des déviants, des incultes, etc., ils ont été transformés en juifs arabes. Cette arabisation semble coincider avec la décolonisation. Cela arrive quand les pays et les peuples se détachent de l’ancien colon. Et ce n’est pas seulement de l’histoire; nous sommes vraiment là dans cette nouvelle forme d’«ethnocratie». Il semble que quand le sujet colonial ne peut plus être gouverné par l’Empire, le racisme multiculturel apparaît.

TS  Oui, c’est aussi ce qui m’étonne dans la période après 1945. On voyait partout des commentateurs et des dirigeants qui déclaraient que les États devaient dépasser la nation, qu’ils devaient se fédérer, penser et s’organiser en tant que structures politiques plus globales, ce qui devrait permettre de se saisir d’une manière plus cohérente et précise d’une multitude de connexions. Ils avaient aussi le besoin économique de plus d’espace. On peut également le voir comme une façon de dépasser les erreurs associées à l’idéologie de l’État-nation, qui a souffert de l’épisode des états fascistes, avec ce nationalisme extrêmement expansionniste et violent qui doit être oublié. Mais avec la manière dont la décolonisation arrive, ce débat mondial est réduit à peau de chagrin, surtout en France, où tout ce qui reste pour se développer, c’est l’Europe. On assiste à une réaffirmation de la définition des Français en tant qu’Européens, au moment où la France elle-même se réduit à son territoire européen – l’hexagone – et où l’Europe devient le seul espace où elle peut s’imaginer. Et toutes ces possibilités s’écroulent.

MVO  Si tu vas dans les librairies de l’Institut du Monde Arabe ou du Musée du Quai Branly, et que tu cherches le moindre essai postcolonial, tu ne trouveras pas plus de trois livres… Et le reste traite de l’exotisme, de l’orientalisme, et cette dernière section augmente. Je me posais la question de la position de l’intellectuel français dans tout cela.

TS  Je sens une crise. Pour le comprendre, il faut une histoire plus précise des idées sur la différence, surtout depuis les années 70. Nous savons que c’est l’époque du début des discussions autour du «droit à la différence», ce que nous appelons le multiculturalisme. Mais pendant ces années, on a aussi eu une vision parallèle des cultures multiples directement liée à la politique de l’État : un multiculturalisme qui permet aux immigrés de rester proches de leur «culture d’origine». Dans un effort général pour rompre avec l’approche démographique de l’immigration – les immigrés arrivent pour devenir une partie de la France et s’insérer dans la société – le pouvoir définit le multiculturalisme de telle manière que les immigrés se souviennent d’où ils viennent et qu’ils y retournent.

MVO  Le multiculturalisme fonctionne comme un passeport imaginaire.

TS  Exactement. On est donc loin de la plupart des intellectuels ou des critiques d’extrême gauche, qui chantent la gloire des perspectives ouvertes par la différence, qui disent que penser d’un endroit ou d’une identité différente crée des possibilités de pensée révolutionnaires dans des systèmes élargis, permettant de faire de plus amples connections, et une politique de coalition au sens de Foucault ou de Deleuze. Les années 80, et surtout le mouvement «Touche pas à mon pote» voient cette manière de penser la diversité, de penser la politique en situations particulières et singulières, de manière festive. Les gens sont différents, et c’est bien. Ce qui disparaît, c’est l’attention portée aux raisons pour lesquelles on refuse de différentes manières des opportunités à certains types ou groupes de population. Rétrospectivement, les tentatives politiques des années 70 de rapprocher les immigrés de «leur» culture d’origine ont échoué face aux mouvement radicaux théorisant une politique de la différence, prétendant qu'il s'agissait de la même chose, alors que ça ne l'était absolument pas. La théorie postcoloniale se concentre sur la déception, sur la chute des espoirs liés à l’anticolonialisme, sur le fait que les victoires incroyables et les promesses de la décolonisation sont devenues un point final au lieu d’un point de départ. À partir de ce sentiment de déception, comment peut-on interpréter les choses différemment? Comment devons-nous considérer les complications, les effets avortés, ou encore ce qui a entravé les victoires des forces du progrès, les a transformées en défaites? Ce sont des choses difficiles à penser, alors on les ignore.

MVO  J’ai encore une dernière question. Le mouvement anticolonial était un mouvement transnational. Peut-être pourrais-tu dire quelques mots sur les différents mouvements, les acteurs engagés et les points de connexion?

TS  De mon point de vue d’Américain, je suis étonné par le succès historique avec lequel l’anticommunisme et le maccarthysme ont effacé les connections entre le mouvement US Black Freedom, le mouvement caribéen, et celui du Tiers-Monde. Richard Wright est une sorte de figure emblématique et essentielle dans ces connexions effacées. Dans la même période, dans le années 50-60, au cœur du soulèvement anticolonial, le GPRA [Gouvernement Provisoire de la République Algérienne] du FLN a vraiment été conscient du rôle important du réseau et de la coopération, non seulement avec le monde arabe, mais avec les États-Unis, avec les points de résistance en Europe. Leur ambition a clairement été transnationale, à la fois de penser au-delà des États, et de travailler avec eux. Ce qui m’intrigue, c’est comment ce transnationalisme, cette façon d’élargir ses connexions avec des réseaux de personnes qui élaborent différents ensembles de problèmes, comment cela s’effondre.

MVO  Merci beaucoup pour cette conversation passionnante et très éclairante.


Entretien publié dans le Journal des Laboratoires janvier-avril 2012

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Sélection iconographique (portfolio ci-contre) proposée par Mogniss H. Abdallah. Écrivain, réalisateur et producteur, Mogniss H. Abdallah est l'un des fondateurs de l'agence IM'media, en 1983. L'agence IM'media est une «agence de presse de l’immigration et des cultures urbaines», qui s’est efforcée, depuis, de documenter les luttes de l’immigration. Films: Minguettes 83: paix sociale ou pacification? (documentaire, 26’, IM’média/CCI Beaubourg, 1983), Douce France, la saga du mouvement beur (documentaire, 52’, M.Abdallah/K. Fero, IM’media/Migrant Media, 1992), La Ballade des sans-papiers (documentaire, 87’, L’Yeux Ouverts/IM’média, 1996-97), J’y suis, j’y reste, j’y vote (documentaire, 120’, IM’média/Zalea 2001). Mogniss H. Abdallah a présenté Douce France, la saga du mouvement beur aux côtés de Marion von Osten à l'espace Khiasma (les Lilas) le 3 novembre 2011 dans le cadre d'«Hantologie des colonies»


ARF


* Todd Shepard est professeur d’histoire à l’université Johns Hopkins University, (Baltimore). Son travail porte sur la France et son empire colonial au vingtième siècle.


¹ Todd Shepard, 1962: Comment l'indépendance algérienne a transformé la France (trad. de l'anglais par Claude Servan-Schreiber, Payot, 2008) et Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. Comptes et mécomptes de la tutelle coloniale 1930-1962 (Paris: Societe Française d'Histoire d'Outre-Mer, 1997)