Chatting: Bojana Kunst et Danae Theodoridou (traduit par Clémentine Bobin)


Nous avons écrit ce texte ensemble sur Skype une semaine après nos rencontres avec le public aux Laboratoires d'Aubervilliers. Danae a proposé une phrase à Bojana, une phrase sur le temps. Bojana a répondu par écrit, et Danae a répondu à son tour:

[11:20:20] danae theodoridou: Si le temps peut nous apprendre quelque chose sur nous-même, alors peut-être que le temps, inversement, peut apprendre de nous.

[11:23:33] Bojana Kunst: Qu'est-ce que le temps peut apprendre de nous? J'imagine que ce n'est possible que lorsque nous ne faisons qu'un avec le temps, lorsque le temps ne prend pas le dessus.

[11:28:40] danae theodoridou: Qu'est-ce que le temps peut apprendre de nous? Il (Chronos en grec, comme en français, est masculin et j'aime d'une certaine façon garder à l'esprit ces figures sexuées) peut probablement beaucoup apprendre de nous les femmes, je veux dire nous au féminin. Il peut, par exemple, NE PAS nous dépasser ou nous laisser prendre de l'avance. Il peut apprendre à rester AVEC nous (j'aime aussi présever cette idée de «proximité», plutôt qu'une identification au temps – près de nous et à nos côtés) et il peut apprendre à être doux et tendre. Que peut-on apprendre du temps?

[11:37:22] Bojana Kunst: Il y a tellement de fausses raisons, en nous, dans notre travail, dans notre vie privée et nos opinions, qui font du temps un ennemi. Mais le temps n'est pas un ennemi, ce n'est pas quelque chose qui se tient à l'extérieur de nous, fait pression sur nous, ou nous donne des ordres. Voilà ce qu'on peut apprendre du temps – mais apprendre du temps est difficile parce qu'il faut l'écouter, et le laisser apprendre de nous.

[11:41:29] danae theodoridou: Il s'agirait donc d'écouter et d'adoucir le temps. Naturellement, la question qui se pose maintenant est de savoir quels sons, quels mots, et quelle musique cette écoute impliquerait, et quels gestes, caresses, proximité, distances, passions, oeuvres, pensées, opinions et relations cet adoucissement impliquerait.

[11:52:59] Bojana Kunst: Tes réflexions me rappellent qu'au fond chacun est libre de vivre de différentes façons. Les leçons dispensées par le temps pourraient concerner la politique, ce qui nous ralentirait, les passions, qui pourraient s'ouvrir aux intensités de la vie de façon à ce qu'elles ne soient plus distinctes de la vie, et les caresses qui, elles, auraient le temps de leur côté.

[12:03:10] danae theodoridou: En d'autres termes, ça impliquerait plusieurs approches du temps. Comme se demandait merveilleusement Matthew Goulish: «Comment alors approcher quelque chose?» On l'approche sous tous les angles. Ça inclut ici, bien sûr, l'angle de la lenteur, du néant et de l'attente, mais aussi les angles de l'immédiateté, de la vitesse, de l'absolu, de la totalité et de l'éternité d'une grande passion; et ce ne serait pas un probème du moment qu'on reste connecté, qu'on continue à écouter le temps et qu'on ne se laisse pas diviser, comme tu dis.

[12:15:00] Bojana Kunst: Il s'agit plutôt des intensités différentes avec lesquelles on peut maintenir des relations avec le temps et le temps avec nous. Peut-être qu'on peut aussi qualifier ça d'attention, pas seulement au sens de tourner son attention vers quelque chose, mais également parce que cette attention implique de laisser cette « chose » nous atteindre, nous toucher, nous parler. Quelle que soit la qualité du temps, la question reste  – est-il possible d'inverser la cause et l'effet? Est-ce qu'on ralentit pour aller plus lentement ou est-ce qu'on ralentit parce que la lenteur du monde nous affecte et nous fait aller plus lentement? Est-ce qu'on va vite parce qu'il le faut ou est-ce qu'on prend de la vitesse parce qu'on est gagné par la vélocité du monde?

[12:33:35] Bojana Kunst: Danae je ne te vois pas, tu as de nouveau été déconnectée.

[12:33:43] danae theodoridou: Oui, j'essaie, là tout de suite, de me brancher sur tes réflexions, de me pencher sur elles, d'y prêter attention (de nouveau) si l'on veut. J'essaie de libérer de la place pour elles, de les laisser m'atteindre et, comme tu dis, me toucher. Je pense que ça fonctionne. Suis-je plus lente pour être plus lente, suis-je plus rapide parce qu'il le faut? Je pense que, sous ces termes-là, la vitesse n'a plus vraiment d'importance. Quand ta relation au temps est une relation d'affection et d'attention pures, comme tu le dis, alors la vitesse (la lenteur et la rapidité) n'a pas d'importance. Ce qui importe est que nous soyons là, dans, sur, à côté et avec le temps. C'est difficile de ne pas le penser à un niveau plus physique, celui des corps dans, sur, à côté et avec d'autres corps; le temps et nous.


Texte publié dans le Journal des Laboratoires janvier-avril 2012

ARF