Partager

 
 
 
 

Chacune des interventions de Pascal Poyet à la Mosaïque des Lexiques est l'occasion d'exposer sa façon de traduire les Sonnets de Shakespeare : 
« partant d'un travail de traduction déjà avancé, que cette exposition remet sinon en question, du moins en chantier »… L'enregistrement de ses performances fait l'objet d'une retranscription et d'une publication sur le blog des éditions Agone. Cette page en propose l'accès :

  

_________________________

 

Mosaïque des Lexiques #6 (2) ― 05 07 2019

Arrive le distique final, et j’en reviens à ce qui m’occupe : le genre de la deuxième personne. Le sonnet 132 est régulièrement adressé, surtout par des possessifs de la deuxième personne : un spectaculaire Thine eyes I love initial ― les yeux tiens et un j’aime ― un bégaiement devenu presque rituel sur le son [’aɪ] qui dit et l’œil et le je ― et pas moins de cinq thy.

C’est au treizième vers, le premier du distique final, que la troisième personne fait proprement irruption. Et c’est la seule fois. Ce sonnet est, de ce point de vue, l’exact opposé de celui du sonnet 7, où la troisième personne était partout et la deuxième seulement au (même) treizième vers. Ce retentissement de la troisième personne a lieu ici en même temps que le retour de la première : I love au premier vers, I swear au treizième. J’ai déjà eu affaire à ce verbe swear ― jurer, dans le sonnet 152 : je l’ai plusieurs fois opposé à voir. Alors, je jurerai, promet-il (si seulement tu accordes ton cœur à tes yeux) que la beauté elle-même est noire ― Then will I swear beauty herself is black.

Noire comme ton cœur et tes yeux assortis. C’est-à-dire à l’image de la personne à qui on s’adressait encore dans le vers précédent (suit thy pity) et à qui on s’adresse à nouveau au vers suivant : Horrible à qui manque ton teint ― And all they foul that thy complexion lackLack ― manque rime avec black ― noir. Les deux mots sont à une lettre près. Lack, c’est black sans commencement. Disparition de l’initiale, « b », qui en anglais se prononce comme le verbe être ― be. Dans ce moment de tension entre jurer et voir, la rime est évidemment visuelle. (Et la rime, qu’elle s’adresse aux oreilles ou s’offre aux yeux, est toujours rime de sens.) Thy complexion – ton teint rappelle les joues grises de l’Est. Le pluriel they ne dit plus le genre : libre au traducteur d’y voir un groupe d’êtres féminins seulement, ou bien mixte. J’ai choisi une tournure indéterminée.

en lire plus

 

_________________________

 

Mosaïque des Lexiques #6 (1) ― 05 07 2019

Dans mes précédentes interventions, j’ai insisté sur l’interaction, dans les Sonnets de Shakespeare, entre je et tu. Un personnage disant I – je s’adresse à un autre, qu’il appelle thou ou youtu. Or, dans les premiers sonnets, ce tu est un jeune homme, dans les derniers, une femme. Il y a donc, pour ainsi dire, un tu masculin puis un tu féminin. Mais rien ne différencie, d’un point de vue grammatical, ces deux tu en anglais. Contrairement, par exemple, à l’arabe, où tu s’écrit et se prononce de façon différente selon qu’on s’adresse à une femme ou à un homme. Tu masculin : أنْتَ, prononcé : antatu féminin : أنْتِ, prononcé : anti. En anglais, seuls les pronoms de la troisième personne indiquent le genre d’un point de vue grammatical : he, she et it (il et elle, et le neutre qu’on traduira, en français, selon le genre de la chose qu’il désigne, il ou elle), leur cas objet, him, her, it, et leur forme réfléchie, himself, herself, itself. À quoi il faut ajouter les possessifs qui leur sont associés, his, her, et its en anglais moderne, qui s’accordent avec le possesseur.

Il y a, dans le langage, une ligne droite reliant je à tu. Dans les Sonnets, ce sont quatorze lignes par poème, quatorze lignes d’écriture. Observer, sur ces lignes, les apparitions de la troisième personne en tant qu’elles diraient quelque chose du genre de tu, c’est ce que j’ai eu envie de faire. Que Shakespeare grammairien ait eu, par cette présence régulière de la troisième personne (souvent le résultat de personnifications), le projet de faire entendre le genre de la deuxième personne, de le faire entendre en bordure de thou, en le confiant à d’autres mots, comme ces pronoms he et she, leurs variantes que je viens de décrire, les possessifs his et her, ainsi que certains mots « genrés » eux-mêmes employés régulièrement — je ne suis pas loin de le penser.

en lire plus

 

_________________________

 

Mosaïque des Lexiques #5 ― 07 06 2019

Le Sonnet 152 de Shakespeare est le dernier d’une séquence de vingt-cinq, tous dédiés et pour la plupart adressés à celle qu’il appelle my mistress. Le pronom toi, thee, rime avec le pronom toi, thee, deux vers au-dessous. Sauf erreur, c’est la seule fois dans la totalité du cycle des sonnets qu’un mot rime avec lui-même. Est-ce une rime ?…

Je veux dire : si une rime consiste à changer de mot sans changer de son, ici on ne change ni de mot ni de son. Est-ce qu’on change de sens ? Qu’est-ce que toi pourrait vouloir dire d’autre que toi ? (« Moi c’est moi et toi t’es toi », me disait-on quand j’étais petit et que je voulais donner mon avis : Toi, tais-toi.) On ne change pas de sens, mais on passe de I accuse thee – je t’accuse – à to misuse thee. Remarquez que les deux vers n’ont pas besoin de thee pour rimer puisque accuse rime avec misuse. Le nombre de syllabes dépassant les dix attendues confirme que cette rime de thee avec thee est en quelque sorte en excès.

en lire plus

 

_________________________ 

 

Mosaïque des Lexiques #4 ― 03 05 2019

Je suis un acteur imparfait sur la scène, que la peur met hors de son texte. Ainsi commence le vingt-troisième sonnet de Shakespeare. Quelque chose m’a frappé dans ce sonnet : le grand nombre d’occurrences du mot love. Ce mot est bien sûr présent un peu partout dans les Sonnets de Shakespeare, mais six fois sur quatorze vers ! est-ce un record ? je n’ai pas vérifié, mais cela m’a paru remarquable. D’autant plus remarquable que ce dont il est question dans ce sonnet, c’est de l’impossibilité de le dire, cet amour. Impossibilité de le dire qui ne va donc pas de pair avec l’impossibilité de le nommer.

Ce qu’ici j’ai traduit, mais par Je suis, est un as : As an unperfect actor on the stage, que j’aurais pu, que j’aurai dû peut-être, traduire comme. Or, lorsque Shakespeare veut dire comme, il dit like. (J’en parlerai une autre fois.) Il y a dans cet as davantage d’identification que de comparaison. Je suis un acteur imparfait sur la scène, que la peur – his fear – met hors de son texte – besides his part. Hors de son texte comme on dirait hors de lui, idée reprise par le débordement décrit dans les deux vers suivants : Ou une chose furieuse ­– some fierce thing – le mot thing ayant aussi le sens de créature, indéterminée, sens que le mot chose supporte aussi en français – débordant de rage, dont le trop plein de force fatigue le cœur – his own heart. 

en lire plus

 

_________________________ 

 

Mosaïque des Lexiques #2 ― 01 03 2019

Voir ou savoir comment je parle me semble étroitement lié à voir ou savoir ce que je dis. Or, ce que je dis, quand je parle, c’est, en premier lieu, je.

J’ai donc entrepris de traduire les sonnets de Shakespeare. De traduire, mais les sonnets de Shakespeare.

Tous les sonnets de Shakespeare sont écrits à la première personne et c’est (si l’on en croit le titre, les « sonnets de Shakespeare ») Shakespeare qui parle, qui dit je, I, et s’adresse à un tu qui, lui, n’est jamais nommé. Un tu qui, dans l’anglais de Shakespeare, se disait thou.

En réalité, tu change. Tu est, dans les cent-vingt six premiers sonnets, un jeune homme, puis tu est, dans les vingt-cinq derniers sonnets, une femme. Et non seulement tu change, la personne change, mais le pronom change lui aussi. Shakespeare passe, par séquences, du thou au you, ce pronom que nous connaissons pour, en anglais moderne, dire indifféremment tu et vous.

en lire plus

 

_________________________ 

 

Mosaïque des Lexiques #1 ― 01 02 2019

J’ouvre au hasard et par hasard un exemplaire des Sonnets de Shakespeare, et je tombe sur deux sonnets, sur deux pages en vis-à-vis, les sonnets 46 et 47. Ce qui me frappe en les voyant, en les regardant, c’est la récurrence, presque à chaque vers, des mots eye et heartœil et cœur. Et plus précisément de mon œil et mon cœur, avec des possessifs.

En fait, Shakespeare écrit souvent l’œil et le cœur miens, et je ne suis pas loin de penser qu’en réunissant de cette façon œil et cœur avec un même pronom possessif il essaie quelque chose comme un duel. Un duel, au sens grammatical. (Il y a dans certaines langues le singulier et le pluriel, comme en anglais ou en français, mais aussi, entre les deux, ce qu’on appelle le « duel », c’est-à-dire le pluriel des choses qui vont par deux. En arabe, les babouches, les chaussures, mais aussi tout ce qui se trouve être deux est au duel, et le pluriel commence à trois.)

en lire plus

 

_________________________ 

 

 

 

ARF