Conversation entre Marjetica Potrč, Séverine Roussel, Philippe Zourgane et Carlos Semedo* (traduite par Clémentine Bobin)


Marjetica Potrč
  Carlos, pensez-vous comme nous qu'il est temps de rendre hommage et de questionner le multiculturalisme à travers La Semeuse? Nous avons commencé en ce sens à appréhender La Semeuse comme un monument dédié à Aubervilliers. Êtes-vous d’accord avec cette démarche?

Carlos Semedo  Oui, bien sûr. Historiquement, Aubervilliers était une zone de campagne qui fournissait à la population parisienne toutes sortes de légumes, qui avaient la réputation d'être les meilleurs du marché ! Cette plaine s'appelait la Plaine des Vertus et représentait une part importante du Nord de Paris, faite de petits villages et de cultures très vastes. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une production intensive s'est développée, principalement à Aubervilliers et à la Courneuve, qui sont devenues les premièrs producteurs de légumes frais à destination de Paris. La plupart des familles, et même le nom des rues, sont connectés à ce passé agricole. C'est resté le cas jusqu'à la période qui a vu arriver des travailleurs venus de différentes régions de France, puis du monde. La démarche dont vous parlez peut donc faire le lien avec une histoire à long terme, allant des dix-huitième et dix-neuvième siècles à nos jours.

Séverine Roussel  Pensez-vous que le nombre important d'associations qui travaillent sur les jardins ou les plantes reflète l'aspect historique que vous venez de décrire?

CS   Oui. La période industrielle a succédé à cette période d'agriculture intensive, et les jardins familiaux  ont été rebaptisés "jardins ouvriers". C'est la première génération de jardins individuels au sein d'un terrain collectif, lui-même géré par une association, qui a vu le jour au début du vingtième siècle. Au Fort d'Aubervilliers, il existe toujours un terrain où une centaine de familles cultivent de petits potagers pour leur consommation.
Sous l'impulsion des gouvernements locaux, un mouvement de fleurissement de la France s'est développé au début des années soixante, avec des compétitions organisées dans divers secteurs : jardins privés, bâtiments collectifs, balcons, etc. L'association Aubervilliers en Fleurs en est la déclinaison locale, et réunit des dizaines de jardiniers amateurs.
Est ensuite apparu un autre genre de jardins, parfois à l'initiative d'artistes. Il existe encore deux ou trois exemples de jardins artistiques, en particulier Une Oasis dans la Ville, un jardin créé par l'artiste allemande Ortrüd Roch, qui invite les gens à s’investir et à participer au projet. C'est un projet à la fois artistique et social.
Il y a également une génération de jardins à caractère éducatif ou pédagogique, gérés par les écoles ou par la ville en dehors des horaires scolaires, qui proposent d'impliquer les enfants. L'année dernière, il y avait environ douze jardins d'école à Aubervilliers.
Ensuite, nous avons ce qu'on appelle les jardins d’intégration sociale, qui mettent en relation des gens de pays différents, des femmes qui ne sont pas forcément actives dans le tissu urbain en dehors de leurs activités maternelles, et qui leur proposent un lieu où participer, où être et travailler ensemble et où s'approprier une part de l'espace urbain. Nous avons un très bon exemple de ce type de jardins près du canal.
La dernière génération de jardins est celle des jardins partagés. Plusieurs de ces jardins sont gérés par des associations locales ou des voisins, avec un projet social, culturel ou environnemental. En ce sens on peut dire que chaque période a produit son propre modèle de jardin.

MP  Comment la municipalité évalue-t-elle un projet comme les Petits Prés Verts? En arpentant Aubervilliers à vélo, j'ai été frappée par le nombre de petits jardins abandonnés transformés en jardins partagés. Comme vous l'avez souligné, les jardins partagés ravivent la ville, mais ils produisent également une agriculture urbaine et ajoutent à l'identité de la ville. Pour moi, que cette initiative soit reconnue et soutenue par la municipalité est une décision importante. Est-ce le cas?

CS  L'idée des jardins partagés (comme les Petits Prés Verts) n'est pas locale. Ce type de jardins communautaires existe à Paris, mais aussi dans d'autres métropoles à travers le monde, comme à New York… Nous passons d'une sorte de période contemplative, où la municipalité s'occupait des parcs et jardins avec des jardiniers professionnels, où il était interdit de toucher les fleurs, vers un investissement  plus important de la population, qui apporte elle-même son propre savoir-faire.
Nous avons d'abord eu cette idée au parc Stalingrad, le square principal d'Aubervilliers. Il a été totalement rénové et une partie est dédiée au jardinage collectif, aujourd’hui géré par une association appelée Bois de Senteurs, qui rassemble une quinzaine de personnes, en majorité des femmes. Aïssa Abdesselem la préside. Ce sont principalement des gens qui habitent le quartier – certains avaient l'habitude de se retrouver là, de s'asseoir sur les bancs avec leurs enfants –, et qui maintenant jardinent sur une partie du parc. Cela signifie par ailleurs qu'il y a une transformation dans la culture professionnelle des jardiniers. Au départ, ils étaient inquiets de ce que penseraient d'eux les gens qui ne comprendraient pas que cette partie du jardin n'était pas entretenue par eux mais était une responsabilité publique et collective. Il y a eu une sorte de négociation avec les jardiniers professionnels. Aujourd'hui, nous avons une forme de responsabilité mixte : les jardiniers professionnels conseillent les habitants, jardiniers amateurs, sur les questions techniques comme l'eau ou la croissance des plantes. Chacun joue de cette façon un rôle actif.
Les Petits Prés Verts disposent d'un tout petit espace, très exposé, encadré par deux rues, où la circulation est intense. C'était donc un vrai défi de le transformer en jardin partagé, en un lieu où l'on puisse être à l'aise et avoir envie de rester. Nous accompagnons cette association depuis un an et demi. Elle rassemble aujourd'hui une trentaine de personnes, ce qui est presque trop pour un si petit espace. C'est un lieu où ils aiment se rendre et qu'ils voient comme un espace où ils peuvent se retrouver pour un verre le week-end, l'un d'eux y a même organisé son anniversaire. C'est la preuve du succès du projet!

MP  J'aime beaucoup le fait que vous parliez de responsabilité. Je pense que la municipalité est également consciente du potentiel des jardins, parce que le jardinage permet aux résidents de s'approprier Aubervilliers, de s'approprier l'espace public.

Philippe Zourgane  À l'époque où la végétation était vue comme une simple décoration et était totalement mise à l'écart de l'économie réelle, les gens étaient comme des consommateurs de leur propre espace. C'est intéressant aujourd'hui de pouvoir observer ce moment particulier où les gens commencent à voir ça comme une sorte d'activité joyeuse, en relation avec le corps. Je pense que cette façon de voir les choses – la joie, le fait de jouer avec les enfants ou d'être à l'extérieur – est très importante : c’est la vie ! C'est pour moi comme une rénovation du corps lui-même. Être capable de voir chacun comme ayant la capacité de produire quelque chose. 

CS  Il existe un autre exemple que je n'ai pas mentionné plus tôt. Dans les années soixante-dix et  quatre-vingt s'est développée une approche visionnaire du jardinage et d'un mode de vie différent au sein de l'habitat social. Il s'agit d'une résidence sociale d'environ huit cent appartements, qui s'appelle La Maladrerie¹. Les appartements qu'abritent ces bâtiments possèdent chacun un jardin en terrasse, quel qu’en soit le niveau. C'est très intéressant, le projet a fonctionné comme un test. Vous n'avez pas de fleurs en pots, mais vous avez 45m² de terre et c'est à vous de vous en occuper. Or la majorité des habitants qui ont emménagé dans ces appartements étaient incapables d’entretenir le jardin. Ils avaient peur de mal faire, de planter les mauvais arbres, et certains ont fait de très mauvaises choses sur ces terrasses. Une petite association, Jardins à tous les étages, servait de soutien à tous ceux qui souhaitaient apprendre à se servir de ces terrasses, donnant des outils et des conseils. Mais on sait aujourd'hui que la moitié de ces jardins ont un autre usage. Je pense que La Semeuse peut être le contrepied de cette expérience : vous mettez quelque chose à la disposition de tous, et ceux qui veulent effectivement en tirer quelque chose ont la possibilité de venir, de demander, de faire. Au lieu d'être aidé, chacun a la possibilité de faire les choses lui-même, de venir, participer et prendre quelque chose parce qu'il en a besoin.
 
SR  Je pense que tous ces jardins communautaires et les initiatives de la municipalité sont en train de développer de nouvelles relations entre la nature et les êtres humains au sein de la ville. C'est ce sur quoi nous voulons travailler avec La Semeuse.

PZ  Pour revenir à la Maladrerie, il est très difficile de gérer ce modèle technocratique énorme où tout est préconçu. Je pense que La Semeuse s'intéresse plutôt à une capacité individuelle à même de défaire ce concept technocratique. La Semeuse doit ouvrir vers de nouvelles possibilités, de nouvelles potentialités dont nous ne sommes pas encore conscients. C'est pour moi la chose la plus intéressante que nous pouvons produire.

MP  Oui, ce sera la démarche de La Semeuse. Par ailleurs, j'ai fait des recherches sur l'habitat banking (l'utilisation d’objets fondés sur le marché en faveur de la biodiversité). J'ai conscience qu'à Aubervilliers un promoteur immobilier ou une grande entreprise ne va pas s'engager à l'heure actuelle dans la préservation de la nature, mais pensez-vous que ce sera possible un jour?

CS  Je ne suis probablement pas le mieux placé pour répondre à cette question. Mais je sais que dans certains projets récents il y a des signes d'évolution. Par exemple, il y a près du canal une résidence neuve qui possède un jardin, un jardin très traditionnel, avec un jardinier pour l'entretien de la pelouse et des plantes. Ils  nous ont contactés en vue de créer un jardin partagé à l'intérieur, avec un partage des responsabilités. Ce n'est pas encore de l'habitat banking, c'est plutôt une façon de se rattacher au mouvement, la tendance d'aujourd'hui à l'appropriation des petits jardins et des parcs… C'est ce que j'observe ici. Nous avons deux exemples similaires sur deux propriétés différentes.
Par ailleurs, nous (la municipalité) travaillons en ce moment avec l'office HLM d'Aubervilliers sur une
convention qui permettrait de transformer certains jardins rattachés à des résidences sociales en jardins partagés, et qui aurait trois signataires : une association, le gestionnaire du logement social et la municipalité. Nous espérons que d'autres propriétaires de logements sociaux à Aubervilliers feront de même, et nous sommes en contact avec eux afin d'encourager une évolution dans ce sens.

SR  Peut-être que la vraie nouveauté ici, ce sont les nouveaux liens qui apparaissent entre les municipalités et les habitants en ce qui concerne la nature. Avant, il y existait un certain type de nature qui était sous contrôle municipal, tous les autres types de jardins étant privés et déconnectés de la municipalité. On a maintenant une nouvelle approche de la nature : la municipalité considère qu'elle fait partie intégrante de la vie de la cité, et qu'il est important de créer ces liens, non plus de contrôler mais d'organiser, et de laisser apparaître des projets qui ne verraient pas le jour sans une aide mutuelle. 

CS  Exactement. Je dirais que c'est l'aspect le plus important. Jusqu'à très récemment il y avait deux types de situations. Existaient d'une part les jardins publics, totalement sous la responsabilité de techniciens. Les gens n'étaient pas censés toucher, les jardins étaient comme en vitrine. Vous pouviez voir, vous pouviez tourner autour, mais vous ne pouviez pas vraiment y entrer.  Et il y avait les jardins privés pour les habitants de maisons individuelles. On crée aujourd'hui une troisième situation : les jardins co-responsables. La terre appartient à la municipalité ou aux propriétaires de logements sociaux, et elle est gérée et entretenue par des collectifs et des associations. Il y a ici un partage des responsabilités. Cette forme de co-gestion de l'espace public est une idée nouvelle  que l'on découvre ensemble. Dans cette commune en particulier, la séparation était totale. Si vous vivez dans un logement social, vous n'en êtes pas propriétaire et vous ne considérez pas ce logement comme le vôtre. Il y a une sorte d'aliénation du logement. Il ne vous appartient pas et vous tenez le propriétaire pour responsable du moindre problème. Vous êtes un client passif. Et c'était la même chose pour les jardins. Aujourd'hui la situation évolue parce qu'il est devenu possible de faire les choses par soi-même. Notre principal problème, c'est que nous n'avons pas énormément d'espace libre où ouvrir des jardins en nombre. La terre est de plus en plus chère. Il y a en ville très peu d'espaces qui appartiennent à la municipalité et la plupart d'entre eux sont déjà des jardins. Ces petits jardins partagés ont été installés dans des parties de la ville qui n'étaient pas considérées comme profitables d'un point de vue immobilier, pour le moment du moins. Donc nous pouvons créer des jardins qui vont peut-être exister dix ans avant éventuellement de devoir changer de place, de manière nomade, peut-être qu'ils iront s'installer dans de nouveaux espaces reconquis suite à l'évolution de la grande ville.

PZ  Il est très intéressant de voir la façon dont notre perception de l'espace extérieur peut changer, il n'est plus uniquement vu comme un espace public : cet espace dépasse votre possibilité d'action.

CS  C'est passer de l'état de client à celui de participant actif.


Entretien publié dans le Journal des Laboratoires mai-août 2011

ARF

* Cet entretien a été réalisé en anglais le 16 février 2011, aux Laboratoires d'Aubervilliers. Carlos Semedo est directeur de la Vie Associative et des Relations Internationales de la Ville d’Aubervilliers.

¹ La Maladrerie est une vaste opération de résorption d'habitat insalubre (R.H.I.) qui a généré la construction d'environ 1000 logements sociaux. Cet ensemble de logement a été dessiné par l'architecte Gailhoustet Renée dans la lignée des résidences de logements qu'elle a conçues avec Jean Renaudie. Initiée en 1975, cette opération s'est achevée au milieu des années quatre-vingt, associant aussi les architectes Euvremer, Jacquemot, Fiumani, Fidon, etc.